Attentat de Nice : une enquête en toute dépendance

Les investigations sur les mesures de sécurité du 14 Juillet ont été conduites par un procureur lié de fait aux concepteurs du dispositif. Le rapport fait l’impasse sur des points cruciaux.

N’était-ce pas l’enquête impossible ? Le 16 janvier, Jean-Michel Prêtre, le procureur de Nice, a décidé de classer sans suite une enquête préliminaire ouverte début septembre pour mise en danger de la vie d’autrui. Ces investigations ont été initiées après le dépôt de 23 plaintes par des victimes de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, le terroriste ayant foncé dans la foule, le 14 juillet 2016, avec un camion de 19 tonnes. Ce soir-là, 86 personnes ont été tuées et une centaine d’autres blessées. Pour les proches, ces plaintes devaient permettre de répondre à une unique question : « L’Etat et la ville de Nice avaient-ils mis tout en œuvre pour protéger les 30 000 personnes présentes au feu d’artifice ? » En l’état, le parquet a estimé qu’« aucune faute n’exposant autrui à un risque d’une particulière gravité » ne pouvait être caractérisée. Libération a pu consulter l’intégralité de l’enquête préliminaire conduite par Jean-Michel Prêtre. Si elle permet une bonne compréhension de la conception du dispositif de sécurité, rien, en revanche, ne vient éclairer d’éventuels dysfonctionnements survenus sur le terrain. Un véritable travail de transparence aurait exigé de contrôler scrupuleusement l’action du préfet - ici en l’occurrence son directeur de cabinet - et du directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), soit les interlocuteurs quotidiens de Jean-Michel Prêtre. Lui-même partie prenante du dispositif - il a pris des réquisitions afin de permettre des contrôles d’identité le soir des festivités -, était-il le mieux placé pour questionner la pertinence des mesures adoptées ?

Légéreté

Une des solutions eût été d’ouvrir directement une information judiciaire et de confier l’enquête à un juge d’instruction indépendant. « L’autre consistait à dépayser l’enquête pour la confier à une autre juridiction, afin d’éviter toute tentation d’indulgence », estime un magistrat parisien. Mais après des discussions avec le procureur de Paris, François Molins, sur le périmètre de la saisine, Jean-Michel Prêtre s’est estimé apte à diriger l’enquête préliminaire - confiée à l’Inspection générale de la police nationale et à la Direction centrale de la police judiciaire. Contacté par Libération, il assume : « S’il y a un parquet compétent, c’est bien le parquet de Nice. Je ne vois pas pourquoi j’aurais dû me défausser. La justice n’est pas dans son château à regarder. »

Dans un mémoire du parquet annexé au dossier, Jean-Michel Prêtre fixe trois objectifs à son enquête : vérifier « la prise en compte du risque terroriste pesant sur les festivités », vérifier « l’adéquation des moyens mis en œuvre pour y parer suffisamment » et, enfin, vérifier « l’effectivité de la mise en œuvre des dispositifs sur le terrain ». Au moins pour ce dernier objectif, la légèreté des investigations interroge. En effet, bien peu d’éléments ont été versés à la procédure. Aucun rapport d’intervention de la police nationale ne figure au dossier. De même, aucun des policiers présents ce soir-là sur la promenade des Anglais - exceptée la hiérarchie - n’a été entendu… Le verbatim des échanges radio n’apparaît nulle part. Enfin, la réaction des policiers face à l’attaque n’est pratiquement jamais questionnée.

Alerte

Plusieurs mystères demeurent. Par exemple, qu’en est-il du rôle du premier équipage de police nationale qui a croisé la route du camion ? Visible sur la vidéosurveillance de la ville de Nice, sa présence, à une trentaine de mètres de l’entrée de la zone piétonne, n’était a priori pas prévue dans le dispositif initial et n’a jamais été évoquée par la hiérarchie dans l’enquête. Gyrophare allumé, cette voiture tente de se lancer à la poursuite du camion, mais reste bloquée en raison de l’accumulation des corps et de la panique. Le 19-tonnes, lui, continue son carnage sur environ 500 mètres. A ce jour, l’action de ces agents n’a jamais été expliquée.

Environ 350 mètres plus à l’est, c’est le point dit de « sécurisation », au cœur des festivités, à l’angle de la rue Meyerbeer. La police nationale a été positionnée à cette intersection pour un contrôle visuel des participants. Le risque anticipé par les autorités est celui d’une attaque par un terroriste armé ou muni d’explosifs. Lorsque le camion débute son carnage, les policiers expliquent ne pas recevoir d’alerte. Leur récit est issu de l’autre enquête sur l’attentat, conduite, elle, à Paris et se concentrant sur Bouhlel et ses présumés complices. Quand ces policiers voient le camion arriver, ce dernier est déjà pratiquement à leur hauteur. « J’ai soudain entendu un message radio, très hachuré, évoquant un camion qui avait franchi un barrage de police. Au même moment il y a eu un mouvement de foule vers nous », explique un des trois fonctionnaires. Une collègue raconte ensuite : « Nous avons immédiatement aperçu un gros véhicule. […] Ne sachant pas le motif de cette conduite dangereuse, j’ai décidé avec mes collègues de faire stopper ce camion. » Les policiers mettent alors en joue le conducteur du camion. Mais, c’est à peine croyable, les agents ne savent toujours pas s’ils font face à une attaque terroriste. Tout simplement parce que leur fréquence radio n’était pas la même que celle des policiers municipaux qui ont lancé l’alerte plus tôt.

Reçue au poste de commandement, cette dernière est répercutée trop tard sur les ondes pour que les trois fonctionnaires puissent réagir à temps. Lahouaiej Bouhlel fait feu sur eux et reprend sa route macabre. Cette absence d’interopérabilité radio n’est pas détaillée avec précision dans l’enquête de Jean-Michel Prêtre.

Partie civile

Des réponses à ces questions interviendront peut-être dans les prochains mois. Malgré la décision du procureur de ne pas poursuivre les investigations, celles-ci ont été confiées il y quelques jours à un juge d’instruction : une constitution de partie civile a engendré automatiquement la saisine d’un magistrat indépendant.

Source : liberation.fr
Auteurs : Willy Le Devin et Israël Halissat
Date : 15 mars 2017

Crédit photos : Source : liberation.fr Auteurs : Willy Le Devin et Israël Halissat Date : 15 mars 2017

Nous soutenir

C’est grâce à votre soutien que nous pouvons vous accompagner dans l’ensemble de vos démarches, faire évoluer la prise en charge des victimes par une mobilisation collective, et poursuivre nos actions de défense des droits des victimes de catastrophes et d’attentats.

Soutenir la FENVAC

Ils financent notre action au service des victimes