Nassardine Aïdara : « L’affaire [du Joola] n’a jamais été jugée, c’est une honte pour mon pays »

C’est la plus grande catastrophe maritime de l’histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et, sauf rebondissement, il n’y aura jamais de procès. Le 17 juin dernier, la Cour d’appel de Paris a confirmé le non-lieu sur le naufrage du Joola – au moins 1928 morts le 26 septembre 2002 au large des côtes sénégalaises. Nassardine Aidara est le père de quatre enfants disparus dans cette tragédie. Aujourd’hui, il préside le comité du mémorial-musée pour le Joola. En ligne de Dakar, il témoigne au micro de Christophe Boisbouvier.

Comment réagissez-vous à la confirmation du non-lieu par la justice française ?

Nassardine Aidara : Avec un peu de colère, de déception, et puis de honte aussi pour mon pays par exemple, pour la justice de mon pays qui n’a pas su régler un problème qui le concerne.

La justice française affirme que, suite à la convention franco-sénégalaise de mars 1974, ce sont les juridictions sénégalaises qui sont prioritaires concernant les homicides survenus dans votre pays ?

Oui, les juridictions sénégalaises sont prioritaires, mais à condition qu’elles fonctionnent normalement, qu’elles fassent leur travail. Si les juridictions sénégalaises ne font pas correctement ce qu’elles devaient faire, c’est normal que d’autres juridictions puissent prendre le relais parce que vous savez qu’en 2003, la justice sénégalaise a classé le dossier sous prétexte que le commandant du bateau était le seul responsable. Et ce commandant ayant disparu dans le naufrage, ils disent que l’affaire est classée.

En effet, c’était en août 2003, c’est-à-dire seulement onze mois après le drame. Ce jour-là, la justice sénégalaise a reconnu le capitaine du bateau comme l’entier responsable du naufrage ?

Vous savez, c’est aberrant. C’est juste une façon de classer le dossier parce que l’Etat a commandité plusieurs rapports. Il y a eu au moins trois rapports, dont le rapport Madani, qui a mis à nu l’ensemble des manquements dans la gestion du bateau. Donc à l’époque, il n’y avait aucune volonté politique de traiter en justice la question du naufrage du bateau Joola.

Alors quels sont les plus graves manquements que vous dénoncez ?

D’abord le premier et le plus aberrant, c’est que le bateau n’avait même pas de certificat de navigabilité parce que, suite à une visite à l’inspection du bureau de contrôle Veritas, le certificat lui avait été refusé parce qu’il y avait beaucoup de choses qui étaient hors-normes dans le bateau. Mais n’empêche, les autorités n’ont pas tenu compte de cet avis et ont fait néanmoins circuler le bateau. On sait qu’il y avait un seul moteur qui marchait, on sait que la sécurité n’était pas assurée. On parle même dans ce rapport de Veritas que le bateau ne devait pas sortir hors des fleuves, il ne devait pas prendre la mer.

Est-ce que les autorités maritimes de Dakar et de Ziguinchor savaient que le bateau était en mauvais état ?

Ah oui ! Tout le monde le savait parce que le bateau a eu une interruption due à ces problèmes techniques ; pendant au moins un an, le bateau n’a pas fonctionné. Donc tout le monde était au courant. Ils se sont précipités pour le faire fonctionner. Et même, pour le premier voyage, il y a eu des problèmes en mer. Et ça, ça a été souligné après dans les différents rapports, que nous avons sus après. Mais on a refait des rotations sans même régler les véritables problèmes qui se sont posés.

Est-ce qu’il y a des autorités civiles et militaires qui, avant le drame, ont tiré la sonnette d’alarme ?

Le ministre des Transports a écrit à son homologue des forces armées et a demandé l’arbitrage pour dire que, sur le bateau, les conditions de sécurité n’étaient pas bonnes. Là aussi, on a la lettre du ministre des Transports de l’époque, qui de guerre lasse, après avoir essayé et tenté de convaincre son collègue des forces armées, qui avait la gestion, a écrit au Premier ministre pour demander son arbitrage. Mais là aussi, rien n’a été fait. On est ahuris par le nombre de manquements signalés dans ces rapports qui sont publics. Je ne parle pas de la gestion des secours, c’est encore pire.

Et sans parler bien entendu de la surcharge du bateau ?

Oui, de 550 passagers officiellement, on est passé au moins à 2 000. Et si c’était une seule fois qu’ils avaient fait la surcharge, on aurait pu dire : « c’est le commandant ». Mais il y a plusieurs commandants qui se sont succédé et ça a toujours été comme ça. Donc il y a des problèmes de corruption dans la gestion de ce bateau.

Le 26 septembre 2002, c’est le drame, la plus grande catastrophe maritime depuis la Seconde Guerre mondiale. Six mois plus tard, en avril 2003, les familles des victimes françaises portent plainte contre neuf personnalités sénégalaises, dont le Premier ministre, madame Mame Madior Boye. Et puis quatre mois plus tard, dès le mois d’août 2013, un juge sénégalais classe tout le dossier. Est-ce qu’après avril 2013, après cette plainte devant la justice française, le régime d’Abdoulaye Wade a pris peur et a voulu faire classer ce dossier ?

Le président Wade disait : « c’est un drame, c’est une honte pour le pays. Il faut oublier. Il faut effacer, il faut qu’on enterre rapidement ce point noir qui est une honte pour notre gouvernement ».

D’où le dédommagement de chacune des victimes à hauteur de 10 millions de Francs CFA. Vous les avez reçus, ces 10 millions ?

Ceux qui ont voulu les prendre ont pris. Mais moi qui vous parle, j’ai refusé de prendre cet argent parce que, pour moi, ce qui est essentiel, c’est de rendre justice. Ce n’est pas l’argent. Il ne va pas me rendre mes enfants disparus. Et nous sommes nombreux. Il y a au minimum un tiers des familles qui a refusé de prendre ces indemnités.

Pour vous, ces 10 millions c’était une insulte à la mémoire de vos quatre enfants ?

J’ai nettement eu l’impression qu’ils voulaient acheter la mort de mes enfants. Prends et tais-toi !

Est-ce qu’il reste une chance de faire un recours devant la justice de votre pays ou pas ?

Je crois qu’il y a une chance, mais c’est lié à une volonté politique. S’il y a une volonté politique, on peut rouvrir le dossier.

Donc vous pensez que le président Macky Sall a les cartes en main ?

Oui, il a les cartes en main. L’affaire n’a jamais été jugée. C’est une honte pour mon pays !

Source : rfi.fr
Auteur : Christophe BOISBOUVIER
Date : 01/07/2016

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