PROCES AZF : la plaidoirie de Monsieur le Batonnier Denis DREYFUS pour la FENVAC

Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur du Tribunal,

J’ai l’honneur d’intervenir pour la Fédération Nationale des Victimes d’Accidents Collectifs.

Ce 21 septembre 2001, dans le fracas de l’explosion, dans le panache de fumée jaune qui s’élève et que nous avons tous à l’esprit, dans les regards hagards, dans les corps meurtris et les vies brisées, l’indicible est en marche.

C’est l’indicible commun à toute catastrophe.

Le téléphone qui sonne pour eux, comme pour vous Monsieur BIECHLIN et à l’instant j’ai du respect pour vous, pour l’émotion que vous avez manifestée au début du procès, en expliquant que votre téléphone avait sonné à l’Ile de Ré où vous étiez le jour de la catastrophe et pour ce parcours que vous avez fait aussi jusqu’à l’usine…

Les Flashs d’informations qui précèdent la décence due à ces vies qui s’éteignent, le chaos et le néant.

Cette cohorte de souffrance s’est emparée du prétoire.

Elle touche au plus profond du cœur, de l’âme, de la conscience, elle transforme cet espace en silence, seule musique d’apaisement et de dignité, car les mots, nos mots, ne font souvent que trop de bruit.

Cette cohorte n’a pas choisi d’être frappée ce matin du 21 septembre et il serait vain, au delà du drame d’énoncer que ce temps judiciaire serait devenu le temps déplacé des victimes.

Si la justice pénale siège depuis quatre mois et après des années d’instruction, ce n’est pas, à l’évidence, pour transformer le tribunal en enceinte de la seule expression de la souffrance, vague de l’émotion qui écarterait toute réflexion et toute discussion juridique.

Nous sommes au tribunal correctionnel, c’est le temps du droit, du contradictoire, de l’excellence dans ce que la justice doit contenir de l’écoute, du respect de l’autre et d’humilité pour fonder la vérité.
Et combien nous sommes les uns et les autres renvoyés à ce décapage de l’humilité, au regard de la souffrance et de la complexité technique et juridique de ce dossier.

C’est ce rôle qui constitue le combat de la FENVAC, Fédération Nationale des Victimes d’Accidents Collectifs, vigie attentive, exigeante, veilleur du passé pour l’avenir.

Je voudrais à l’instant rendre hommage à ma consœur, Stella BISSEUIL qui indiquait avec beaucoup de justesse que les morts d’hier engagent l’avenir des vivants de demain.

Nous professionnels ne sortons jamais identiques de telles procédures.

J’ai rencontré il y a longtemps Monsieur RATIER et les membres de son association, au fond de sa maison, de son silence, avec son épouse, qui garde sa souffrance dans la dignité du silence et l’intimité de son cœur.

J’ai rencontré Monsieur FOUREST et les membres de son association, et j’ai envie de dire, que nous professionnels, nous nous sentons tous petits face à eux.

Nos personnes ont très peu d’importance et se doivent de s’effacer derrière eux, connus ou plus anonymes.

Vous forcez le respect et votre combat est d’une extrême dignité.

Votre mission est difficile Monsieur le Président, Mesdames, car il ne s’agit aucunement que la justice se transforme en une sorte d’équation au terme de laquelle la douleur se compenserait par la sanction pénale.

Nous savons combien cela serait vain, car la justice deviendrait régressive, là où elle se doit de remplir un acte suprême, un acte de culture et de civilisation.

Votre mission est fondamentale et indispensable pour que la justice soit l’équation de la vérité en termes de lecture des causalités, des responsabilités, des culpabilités, et vous et vous seuls aurez à le dire.
Je suis partie civile et le domaine de la peine est exclusivement celui de Monsieur le Procureur de la République.

C’est l’enjeu de la décision de justice à intervenir et le procès pénal a toute son importance.

A travers votre décision, vous direz à tous, et à nos enfants de demain que l’abstention, la bêtise, l’incompétence, l’absence de formation des hommes, l’absence de sécurité adossée sur une culture de l’analyse des risques, la rentabilité souvent privilégiée, tuent.

Ici, comme ailleurs, il serait insupportable d’entendre que la catastrophe, c’est la faute à pas de chance, à la fatalité, à d’autres, ou encore que le risque zéro n’existera jamais.

La carte judiciaire des catastrophes du siècle écoulé a montré de manière constante que celles-ci avaient pour origine les défaillances humaines des personnes physiques ou morales.

Par définition la catastrophe ne pourra être reproduite absolument à l’identique, dans une éprouvette, car la conjonction en un temps et en un lieu unique d’une série de causes accumulées, fonde la catastrophe elle-même.

Je suis convaincu qu’il ne s’agit pas du temps des victimes mais du temps des auteurs, avec leurs responsabilités pénales passées au tamis de la loi du 10 juillet 2000, lorsque la causalité est indirecte pour les auteurs personnes physiques.

Ici, comme ailleurs, dans d’autres catastrophes, le drame s’est noué du fait d’un cumul de fautes.

Ici comme ailleurs, alors que le délit est du domaine non intentionnel, que dès lors il serait plus aisé de faire un pas sur le chemin de la vérité et de l’humanité, la logique de dénégation est demeurée reine.

Je ne veux pas me résoudre à exclure du prétoire pénal comme d’aucuns voudraient le suggérer, les auteurs de tant de drames.

Il a fallu se battre avec les mains tendues des enfants noyés dans les eaux du Drac, près de Grenoble, sous les eaux d’un barrage EDF. La loi FAUCHON n’existait pas encore puisque cette affaire sera réexaminée par la Cour de Cassation après l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble au regard de cette loi nouvelle. Dans cette affaire il y avait EDF qui contestait sa responsabilité, comme ici Grande Paroisse et la nébuleuse de TOTAL . Je me souviens aussi du corps enseignant qui manifestait sur la place du palais de justice, en plein procès.

Il a fallu se battre avec les visages pétrifiés des victimes du tunnel du Mont Blanc, ce qui faisait écrire par le Tribunal correctionnel de BONNEVILLE le 27 juillet 2005 :

« Le tribunal n’ignore pas ce qu’il peut y avoir de difficile à se reconnaitre personnellement responsable, ne serait-ce que pour partie, d’une catastrophe aussi grave que celle du 24 mars 1999 que, par hypothèse s’agissant d’homicides involontaires, personne n’a voulue. Devant le poids que représente une telle reconnaissance de responsabilité, l’attitude des prévenus n’est pas uniforme. Force est de constater qu’indépendamment de ce qui est soutenu par leur défense quant à leur responsabilité pénale au regard des textes applicables, les prises de position des prévenus à la barre ont montré chez certains, une prise de conscience de ce qu’ils auraient pu faire pour éviter la catastrophe, faisant preuve d’une autocritique gage de réhabilitation. Parmi ceux-ci, les uns ont été prompts à admettre des fautes, tandis que Monsieur CHARDON », c’était le président de la société d’exploitation du tunnel du Mont Blanc, « réticent pendant plusieurs semaines à reconnaitre toute faute, a été conduit, devant la démonstration de certains faits, à une remise en cause personnelle que le tribunal estime réelle. D’autres se sont repliés dans leurs certitudes, se montrant incapables d’un regard critique sur leur comportement », comme ici Monsieur le Président, Mesdames, « quoiqu’étant tous à la retraite, on peut penser que placés dans les mêmes circonstances, ils n’auront pas complètement tiré les leçons de l’audience. »

Il a fallu se battre avec les regards glacés des adolescents de MONTIGNY LE BRETONNEUX, partis pour une folle randonnée en raquettes dans les Hautes Alpes avec un risque de 4 sur 5 sur l’échelle de risque des avalanches, dont on nous disait qu’il ne constituait pas une causalité.

Il a fallu se battre pour cette nuit de cauchemars des enfants logés au centre équestre de LESCHERAINES, transformés en torches vivantes.

Nous pourrions égrener encore longtemps ces femmes et ces hommes qui n’ont pas eu, alors qu’ils vivaient en confiance, dans des lieux ou des moments de joie de vivre, avec les moyens ou les outils de la modernité le temps de dire Adieu : FURIANI, le téléphérique du Pic de Bure, SAINT NAZAIRE et la passerelle du Queen Mary, les explosions au gaz dont celle de MULHOUSE et peut être il y a quinze jours les passagers du vol RIO DE JANEIRO – PARIS.

Plusieurs confrères parties civiles avant moi, dans un travail analytique et thématique ont parfaitement dit ce qui devait l’être et le temps n’est plus à la redite.

Je voudrais simplement au nom de cette communauté universelle de victimes formuler encore deux séries de réflexions :
- Sur les limites de la défense
- Sur les enseignements de cette audience.

Les limites de la défense :

Nous portons la même robe, vous vous exprimerez confrères et vous serez écoutés.

Mais vous le ferez au-delà des pétitions de principe entendues :

« Fantasmagories expertales, procès qui ne serait que procès d’intentions, absence de procès et véritable colloque d’experts »

La défense sera écoutée mais elle ne pourra plus raisonnablement soutenir, au risque de perdre irrémédiablement toute crédibilité, que le drame du 21 septembre aurait une origine autre que celle de l’accident industriel en cette demi-heure fatale du matin de la catastrophe.

La défense sera écoutée mais ne pourra se borner à opposer aux poursuites, une insuffisance de causalité du fait des difficultés à recréer exactement, à postériori, les conditions du drame le matin du 21 septembre.

Faudrait-il pour asseoir un lien de causalité certain que vous vous transformiez durant votre délibéré, en techniciens de laboratoires et que vous dosiez quelques grammes de DCCNA en plus ou en moins, tant d’humidité, telle granulométrie du nitrate d’ammonium et de nitrate industriel.

Vous êtes Juges, mesdames et messieurs, vous êtes différents des experts.
Si la procédure pénale permet à la juridiction de jugement d’être aidée du concours et de l’éclairage des experts, vous demeurez juges avec votre appréciation souveraine, et c’est heureux.

Votre exigence sera avant tout celle de la cohérence du raisonnement, dans le strict respect des exigences légales qui ont été rappelées.
C’est ainsi que les tribunaux sont souvent amenés à raisonner et particulièrement au titre de la causalité indirecte en matière de délits non intentionnels.

Je citerai un exemple à savoir celui du centre équestre de LESCHERAINES dans lequel il n’a jamais été possible de connaitre exactement malgré instruction et expertises la cause de l’incendie.

Le tribunal de CHAMBERY le 22 septembre 2006 dira :

« En l’espèce plusieurs hypothèses ont été envisagées comme origines possibles de l’incendie, celles notamment d’un dysfonctionnement électrique, ou d’un mégot de cigarettes ou encore d’une casserole oubliée sur la gazinière. Aucune de ces hypothèses n’a toutefois pu être retenue et la cause directe de l’incendie n’a pu être déterminée.
Il devenait dès lors légitime, s’agissant d’un centre équestre pratiquant l’hébergement et donc classé comme établissement recevant du public ERP, de s’interroger sur le respect de la réglementation applicable à ce type d’établissement, le non respect de cette réglementation pouvant avoir de façon indirecte contribué à créer la situation qui a conduit au décès des victimes et aux blessures subies et être imputables à ceux ou celles qui n’ont pas su prendre les mesures qui auraient permis d’éviter ces dommages. Le débat se situe donc indiscutablement dans le cadre de la causalité indirecte. »

Dans le cas de l’usine AZF nous sommes bien dans la causalité indirecte, avec le non respect de la réglementation notamment par rapport aux exigences Seveso 2 et dans les mesures qui n’ont pas été prises pour éviter la catastrophe.

Votre raisonnement ne sera pas celui de l’inquiétude du juge devant l’éprouvette...

Les enseignements de cette audience :

Il y aura certainement dans le prolongement de votre décision à mener une réflexion sur les moyens à mettre en œuvre lors d’une telle catastrophe.

Il y aura beaucoup de choses à dire et à écrire sur la nécessité de geler les lieux, sur la manifestation de la vérité bridée par la parole hâtive et à l’instant nous nous souvenons des propos du préfet en fonction lors des faits et du procureur de la République, sans doute dans la conscience, à l’instant de ses déclarations, de bien faire.

Il y aura à rendre impossible l’interférence d’une commission d’enquête interne, atteinte objective à la manifestation de la vérité, là où les textes applicables n’imposaient aucunement une rapidité à intervenir pour cette commission. Vous aviez le temps de mener cette enquête sans qu’elle pénalise l’information judiciaire.

Malgré ces handicaps, l’oralité des débats qui est davantage l’apanage, en général, de la Cour d’assises nous a permis de progresser.

Et je me permets de saluer le travail remarquable de cette juridiction.
Je parlais il y a un instant d’humilité, et la connaissance du dossier par le tribunal et par vous-même, Monsieur le Président est telle que nous sommes à des années lumières de retard par rapport à vous.

J’ai imaginé un power-point sur la causalité de la catastrophe, mais avec ma plume besogneuse à la différence de beaucoup de présentations auxquelles nous avons assisté.

D’un côté il y des cercles concentriques, et sur le côté de la présentation il y a l’échelle du temps, ceux-ci conduisant à l’engrenage irrémédiable de cette chronique annoncée.

Le premier grand cercle c’est le site de l’usine AZF et des produits incompatibles qui n’auraient jamais du se croiser.

Le deuxième cercle c’est la réglementation qui évolue et notamment la réglementation Seveso, les arrêtés et malheureusement sur l’échelle du temps un décalage dans la mise en œuvre et le respect de ces dispositions sur le terrain, ce qui est souvent un mal Français et ce n’était aucunement la norme ISO qui pouvait venir au secours de cette situation. Si Monsieur ULLMANN a dit avec vigueur ce qu’il pensait de la norme ISO, c’était sur le fond la réalité.

Un troisième cercle plus concentrique a été le système mis en œuvre pour l’évacuation des déchets.

Un quatrième cercle nous rapproche de l’été 2001, avec le temps des vacances, les facteurs humains en ce mois d’août. Nous sommes les 13/14 septembre, Monsieur FACCHIN a remplacé Monsieur FAURE, il y a eu le grand nettoyage de l’atelier ACD.

Un cinquième cercle c’est l’avant-veille du drame avec l’initiative de Monsieur FAURE, dans un souci de bien faire…de nettoyer le 335.

Un sixième cercle c’est le jour des faits avec l’aval de Monsieur PAILLASSE, avec cette benne qui est déversée et qui contient comme le note Monsieur DOMENECH « une benne à partir de résidus de sacs ou produits divers ».

La dernière ligne du temps sur le graphique, à côté de ces cercles concentriques c’est cette demi-heure fatale et ce diabolique processus chimique qui se met en mouvement jusqu’à l’explosion.

C’est celui que l’on connait parfaitement et pour lequel Monsieur DUFORT expliquait que l’expérimentation était nécessaire.

C’est ce qui a été fait avec ce trichlorure d’azote qui se libère et peut être d’autres molécules.

Il sera impossible de reconstituer les conditions de cette catastrophe.

Les magistrats ne pourront écrire que l’on connaîtra au gramme près ce qui s’est passé dans cette détonation chimique
Mais il y a cette cohérence de la demi-heure fatale.

On aurait pu nous parler de l’Ovni, de l’attentat, de la piste électrique, s’il n’y avait pas eu cette benne fatale et ce diabolique processus chimique.

Monsieur DUFORT a dit que l’expérimentation était nécessaire. Elle fut faite.

Et nous avons eu dans ce débat l’intervention de Monsieur PRESLES qui est venu compléter le travail cumulatif des experts et celui-ci va vous permettre d’étayer votre décision dans la sérénité car Monsieur PRESLES du CNRS avait été mandaté par Grande Paroisse et on a voulu l’occulter
C’est cela la force de l’audience en matière pénale, cet homme s’est expliqué et il l’a fait en tant qu’homme libre.

Votre tribunal va pouvoir s’appuyer ce qui est le bien le plus précieux en matière de justice, sur la parole d’un homme libre.

Alors, on arrive à la catastrophe. 10h17.

Il est trop tard.

Alors est venu le temps de la commission d’enquête, à côté de l’enquête judiciaire.

Oui, Monsieur DOMENECH, vous pouviez avoir peur en prenant cette photo de sac de DCCNa, avec bande rouge et vous pouviez en parler avec Monsieur MOTTE, car c’est là que se trouve l’origine de ce diabolique processus chimique.

Mais il était trop tard...

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Il est temps que TOULOUSE ne vive plus avec le bruit du 21 septembre.
Il est temps de mettre un terme à la rumeur, à la polémique cela sera plus difficile, à travers les lignes de fracture que l’on découvre et particulièrement venant d’une autre ville.

Mais il est temps de mettre avec certitude un terme à la rumeur.
La rumeur c’est un arbre sans racine qui a le venin comme sève.

La sève qui doit monter est celle de la prévention au-delà de TOULOUSE et de cette catastrophe.

Et peut-être, entendant cette vérité écrite et la rumeur cesser, les victimes pourront un jour, derrière le panache jaune qui s’élève encore dans les regards, voir se lever une autre lumière, un soleil d’espoir après la nuit du néant.

Toulouse, le 18 juin 2009.


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