La justice au chevet des irradiés d’Epinal

Le procès du plus grave accident de radiothérapie s’ouvre lundi à Paris. A la barre, des médecins qui fonctionnaient en vase clos, hors de tout contrôle, face à une centaine de parties civiles.

« Des fumiers, oui, c’est le mot, je n’en vois pas d’autres. Ils se sont enrichis sur notre dos et, surtout, ils n’ont pas endossé leurs responsabilités », lâche Philippe Stabler. D’ordinaire, c’est un homme pondéré : informaticien, il a été soigné par radiothérapie pour un cancer de la prostate à l’hôpital d’Epinal. « Je fais partie des surirradiés à 8% », nous dit-il. Il préside l’association vosgienne des surirradiés de l’hôpital d’Epinal, « la plus grosse catastrophe d’irradiation en France », selon l’Agence de sûreté nucléaire. Plus de 500 personnes touchées, 6 décès directs, 14 indirects et 6 prévenus qui seront jugés à partir de lundi devant le tribunal correctionnel de Paris : deux médecins radiothérapeutes, un radiophysicien, mais aussi la directrice de l’hôpital d’Epinal, celle de la Ddass de Lorraine et le directeur de l’agence régionale de santé du département. Un procès déroutant au regard d’une affaire ressemblant parfois à une aventure des Pieds nickelés. Des professionnels tellement sûrs d’eux qu’ils faisaient n’importe quoi et le cachaient ensuite. Au final, ils ont laissé une montagne de douleurs et d’injustices.

Août 2005

Le Pr Bigard, chef du service de gastro-entérologie du CHU de Nancy, n’en revient pas. Devant lui, le dossier d’un patient, opéré pour un cancer de la prostate, puis traité en radiothérapie à l’hôpital d’Epinal. L’homme est atteint d’une rectite radique (1). « Bizarre, nous raconte-t-il, soit cela veut dire que le cancer explose, mais là ce n’est pas possible, donc c’est obligatoirement un problème d’irradiation. Et je l’écris dans le dossier du malade. Quelques jours plus tard, je reçois un coup de téléphone furieux du chef de service de radiothérapie d’Epinal. Il m’engueule, me dit que je n’y connais rien, puis il me lâche cette phrase sidérante : "Sachez, monsieur, que je fais de la radiothérapie de haut niveau." » Et il raccroche.

Il n’empêche, le chef du service de radiothérapie d’Epinal, le Dr Aubertel, s’inquiète, d’autant que d’autres cas de surirradiations lui remontent. Il enquête. Et un mois plus tard, le 15 septembre, il termine un bref rapport qu’il entend remettre à la directrice de l’hôpital. L’homme est fier. Le service de radiothérapie d’Epinal, c’est le sien. Un monde qui fonctionne en vase clos. Un établissement « normal », qui a bonne réputation, avec, en cas de problème, le CHU de Nancy à quarante-cinq minutes de route. Aubertel se partage la fonction avec le Dr Jean-François Sztermer : pendant dix ans, l’un est chef de service, puis c’est l’autre. Et ainsi de suite. Ils supportent mal les regards extérieurs. Ils ont refusé de fonctionner en réseau. Avec leur équipe, ils se sont investis fortement dans leur travail. Mais en solitaire et sans contrôles, pour montrer que, « à Epinal, on peut être aussi bon qu’à Nancy ». Et cela fait plus de quinze ans que l’équipe travaille ainsi. La direction a laissé faire. Et pour cause… L’activité est rentable. Et le service de radiothérapie est ouvert un jour par semaine pour les patients de la clinique privée. Une belle et bonne affaire.

Le rapport que le Dr Aubertel vient d’écrire doit lui coûter. Il fait le service minimum : « Suite à diverses informations […], nous avons procédé à une recherche approfondie dans les dossiers concernés. En élargissant nos recherches, nous avons constaté l’existence d’un groupe de vingt-deux patients, entre mai 2004 et mai 2005, qui ont été traités par un coin dynamique [une technique plus agressive, ndlr]. La dose délivrée a été supérieure à la dose prescrite par le radiothérapeute dans une fourchette de 10 à 30%. » Et le médecin conclut que « cette erreur ne risque plus de se reproduire ». Quand la directrice de l’hôpital reçoit le rapport, elle prévient l’agence régionale d’hospitalisation (ARH) de Lorraine, la Ddass, le président du conseil d’administration de l’hôpital. C’est la règle. Elle écrit à l’ARH : « Je tiens à souligner l’attitude exemplaire de déontologie et de conscience des radiothérapeutes et des radiophysiciens qui ont souhaité d’emblée agir dans la transparence. »

L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais plus on regarde les dossiers, plus ils sont bizarres. Et, surtout, les protagonistes vont nier, détruire des preuves, pour se contredire ensuite. Que s’est-il passé ? Lors d’un cancer de la prostate, la règle est de prescrire une radiothérapie, avec des séances d’irradiation. A Epinal, les premiers symptômes d’un éventuel accident apparaissent tout début 2005. Nul ne prête attention à ces quelques patients se plaignant à leur généraliste. En mai 2005, 5 sont porteurs de lésions sévères. En août, ils sont 10. C’est clair qu’il y a eu erreur, et les radiothérapeutes le voient dès qu’ils se penchent sur les dossiers. Une réunion est organisée le 5 octobre, mais tout est minoré et les décisions ne donnent lieu à aucun compte rendu. Aucun suivi médical d’ensemble n’est mis en place. Et, surtout, contrairement aux obligations réglementaires, les autorités nationales ne sont pas prévenues.

Octobre 2006

Le temps passe. Au bout d’un an, l’affaire devient publique. Le nouveau directeur de l’ARH, Antoine Perrin, tient une conférence de presse, où il insiste sur la « transparence » voulue par les autorités. Mais ce haut fonctionnaire est-il au courant de tout ? « Quelques jours plus tard, raconte l’avocat Gérard Welzer, arrive dans mon bureau une famille qui me dit que tout ce qui a été dit est faux, que tous les irradiés n’ont été ni prévenus ni suivis. Que l’on n’a rien fait pour eux. C’est une famille désemparée. » Les jours suivants ? « J’allais de surprise en surprise, raconte-t-il. On nous disait qu’il n’y avait que 23 personnes touchées. Très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas vrai. C’était bien plus grave. »

Mars 2007

Les enquêteurs de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) arrivent sur place : ils confirment cette situation ubuesque. Le 23 mars, nouveau rapport, celui-là de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : les inspecteurs ont étudié 421 dossiers de patients traités entre 2001 et 2006. Surprise : dans plus de 30 cas, le service a eu recours à un protocole dit de « l’escalade de doses », une technique qui s’apparente à un protocole d’étude clinique nécessitant une information auprès des malades. Ce ne fut pas le cas. Plus grave : pour s’assurer que les doses d’irradiation sont les bonnes, des contrôles sont effectués, pratiques elles-mêmes irradiantes qui doivent être prises en compte dans le taux global d’irradiation. Cela n’a pas été fait. D’où une surexposition. « 397 autres patients ont été régulièrement surirradiés de 8% entre 2001 et 2006. »

Septembre 2007

Nouvelle découverte. Une erreur systématique de paramétrage du logiciel entre 1999 et 2000, entraînant une surirradiation de 7%, est mise en évidence. 300 patients sont concernés. La ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, réagit fortement : le service de radiothérapie d’Epinal est fermé, les deux radiothérapeutes suspendus. Quant au radiophysicien, il est licencié. Commence alors l’information judiciaire. L’ordonnance de renvoi est terrible de froideur. « En 2005, pour des raisons de prestige, les deux médecins veulent un changement de méthode de rayon. Mais personne dans l’équipe n’est vraiment formé », notent les juges d’instruction.

C’est le radiophysicien qui prépare tout dans son coin. Les résultats ne sont pas conformes avec le contrôle ? Il va supprimer le contrôle. Devant les magistrats, il lâche : « Oui, il aurait fallu en discuter, c’est quelque chose qui m’a échappé. » Ou, quand on l’interroge sur les erreurs qui apparaissaient dans les comptes rendus : « Vous savez, à force de relire toujours la même chose, on valide trop vite. » Tout est à l’avenant. Un laborantin : « Entre nous, on sentait bien qu’il pouvait se passer quelque chose. » Une cadre de santé décrit l’ambiance : « Les deux médecins étaient les maîtres du lieu, ils avaient instauré depuis longtemps des règles et des barrières. » Selon l’ordonnance, l’un des deux médecins « décidait de tout », tandis que « l’autre laissait filer ».

Pendant plus d’un mois, les 6 accusés vont se défendre au tribunal. Devant plus d’une centaine de parties civiles, vont-ils reconnaître les faits ? Ou se renvoyer la balle ?

(1) Inflammation du rectum due à des lésions provoquées par des irradiations.

ÉRIC FAVEREAU, Libération - 21 septembre 2012


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