Les rescapés du Concordia et leur "préjudice d’angoisse"

Réunis samedi à Paris, 150 parmi les 463 survivants français se demandent comment va être indemnisée leur détresse psychologique. Un véritable casse-tête.

Ils ont vendu la maison. Fui ces voisins qui les surnommaient "DiCaprio" et enviaient leurs "11.000 euros d’indemnités pour une croisière ratée". Plus de huit mois après le naufrage du Concordia, au large du Giglio, en Toscane, Odile*, retraitée de 62 ans, reste incapable de prendre un bain. Elle a survécu et s’en veut. Elle a "la haine dans son corps". Son mari "garde tout pour lui". Ils font chambre à part. Elle dort en chien de fusil "car les morts viennent me tirer mes pieds. Au bout de leurs ongles, ils ont des crochets". Mais à combien évaluer cette souffrance ? Comment estimer les séquelles de cette nuit du 13 janvier dernier, où Odile et son mari ont vu, dans leur chaloupe, "une fille et son papa se noyer" ; des gens "en sang" ; un homme "éjecter sa femme pour piquer sa place". Le couple a récupéré "un bébé tombé à terre". Odile a senti "un goût de terre, celui de la mort".

Samedi, près d’un tiers des 463 rescapés français se sont réunis à Paris à l’initiative du Collectif des naufragés français du Concordia, qui regroupe 70% d’entre eux. Le but de ces retrouvailles (défrayées par Costa Croisières, non représenté) : se voir, recevoir l’éclairage d’avocats et d’experts français et italiens, et de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs… Et faire le point sur les demandes d’indemnisation. Car 80% des membres ont refusé l’offre de 11.000 euros de la compagnie impliquant l’abandon des poursuites. Costa leur a néanmoins versé à chacun 8.000 euros d’acompte pour le préjudice subi, et 1.000 euros pour frais de procédure. "On va tout faire pour négocier à l’amiable, même si on se réserve le droit d’aller au civil", préviennent Mes Bertrand Courtois et Frédéric Bibal, leurs avocats.

Combien vaut la souffrance d’Odile ?

D’ici à un mois, les discussions débuteront. Il faudra alors traduire les séquelles en argent. Mais pour la majorité de ces blessés, les souffrances endurées sont surtout psychiques. Les avocats vont donc mettre en avant le "préjudice d’angoisse". Si cette notion "n’existe pas dans les textes, elle est de plus en plus reconnue par les tribunaux", confirme Liliane Daligand, professeure de médecine légale et psychiatre. Après l’effondrement, en 2003, de la passerelle du Queen Mary, jusqu’à 50.000 euros ont été attribués à ce titre à ceux qui ont eu "la certitude de vivre leurs derniers instants". Le "préjudice spécifique Concordia" pourrait s’élever à plusieurs milliers d’euros, d’après une avocate.

Selon que les passagers se sont crus en pleine mer, qu’ils ont perdu leurs proches de vue, attendu deux heures, l’éventail des conséquences psychiques est vaste… Combien vaut la souffrance d’Odile face à celle d’un couple ami qui n’a "pas eu peur un instant" et s’apprête à partir en croisière ? Pour tenter de fixer un "tarif minimum" avant d’affiner au cas par cas, Me Courtois a fait réaliser une "autopsie" psychologique collective de 244 rescapés. Cette étude est finalisée par Carole Damiani, docteur en psychologie, dans le cadre du Centre européen de recherche sur le risque, le droit des accidents collectifs et des catastrophes de l’université de Mulhouse-Colmar. De cette enquête auprès des passagers, il ressort "un traumatisme psychique typique : reviviscence des scènes, cauchemars, angoisses, états dépressifs". Un état aggravé par "une grande colère, un sentiment d’abandon". Des mères avec enfants, piétinées, ont "perdu toute foi en l’équité, en l’humain. Ceux qui ont rencontré la mort dans le réel savent qu’elle peut survenir n’importe quand".

Plus la victime est jeune, plus les indemnités grimpent

Pour parer l’aspect déclaratif et toute tentation de majorer leur souffrance, chaque dossier est recoupé d’éléments concrets : auditions à la gendarmerie, prescriptions médicales, arrêts de travail… "Tout ce qui prouve un changement imputable à la catastrophe", précise Frédéric Bibal. Quatre à cinq groupes seront constitués selon la gravité des souffrances : faible, modérée, intense… En cas de catastrophe, on se situe souvent autour de 4 sur une échelle de 1 à 7. Soit, selon les barèmes des cours d’appel, une indemnité de 6.000 à 10.000 euros. "Mais nous proposerons aux victimes une somme individualisée", martèle Me Courtois. Pour les cas lourds, une expertise est réalisée par un psychiatre. Une quinzaine de rapports sont déjà bouclés. D’ici à un an et demi, les tableaux traumatiques définitifs seront établis pour attribuer à chacun un taux de "déficit fonctionnel permanent", sans doute entre 5 et 20%. Plus la victime est jeune, plus les indemnités grimpent : un enfant de 10 ans à 20% a droit à 36.000 euros ; à 75 ans, c’est 19.500 euros.

La plupart des naufragés sont incapables de chiffrer cette "vie détruite". Hormis quelques-uns, attirés par l’argent, la plupart y voient la reconnaissance de leur statut de victime. "On acceptera ce qu’on nous donnera. Mais que Costa arrête de se moquer de nous", assène l’un d’eux. Odile voudrait "au moins 20.000 euros". Selon des spécialistes, les cas moyens pourraient prétendre de 15.000 à 17.000 euros. Les cas graves, bien plus. L’avocate de 14 autres victimes, Me Laurie Franchitto, espère un montant de 50.000 à 100.000 euros.

"En France, les indemnités restent dérisoires", constate Ronan Orio, psychiatre longtemps rattaché au ministère des Affaires étrangères. "Pour les rescapés, ce n’est jamais assez. Ils devront vivre avec ce traumatisme toute leur vie."

Juliette Demey - Le Journal du Dimanche - 30 septembre 2012


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