L’histoire des héros de Saint-Jacques-de-Compostelle

Ils n’ont pas fait le funeste voyage à bord du train Alvia S730 entre Madrid et Ferrol, en Galice, qui a déraillé à 4 kilomètres de Saint-Jacques-de-Compostelle le 24 juillet. Mais ils ont été les premiers sur place, seuls au milieu d’un spectacle dantesque de wagons enchevêtrés et de corps éparpillés, "durant dix à quinze minutes avant la venue des secours professionnels", précise Pilar Ramos, propriétaire du Rozas O Tere, un bar situé tout près du lieu de l’accident.

Quand, à 20h40, ils ont entendu résonner un "bruit de tonnerre", comme une "explosion" qui a fait "trembler la terre", les résidents d’Angrois, petit hameau rural vallonné de 300 habitants, sans histoires, où le train a quitté la voie ferrée, n’ont pas réfléchi. Ils se sont dirigés en une masse compacte vers les lieux d’où provenaient la fumée et les appels à l’aide.

"Nous étions peut-être 200, en comptant les femmes et les enfants. Nous avons apporté des couvertures, des draps, de l’eau et nous sommes restés là toute la nuit pour aider les secours. Même s’ils ont essayé de nous chasser, nous sommes restés, parce qu’il y avait tant de gens à aider", raconte cette matrone galicienne solide comme un roc mais à la voix éteinte, comme si se remémorer cette nuit infernale était devenu trop douloureux.

Une chaîne humaine s’est formée

Elle en a trop vu. En quittant les rails, l’un des wagons a volé dans les airs et s’est retrouvé sur la butte qui surplombe la voie, là où trois semaines plus tôt, durant la fête du quartier, les jeunes dansaient tandis que les vieux célébraient au vermouth le début de l’été. Le wagon en feu a éjecté des passagers de tous côtés, des gens gisaient amputés, des enfants blessés appelaient leur mère. Et, même s’il y avait des miraculés, des familles entières indemnes, raviver les images de la nuit du 24 juillet lui ôte le sommeil.

Sur le moment, les riverains ont répondu à des dizaines de médias, racontant l’horreur, les corps décapités, les wagons ensanglantés, les appels au secours. Cinq jours plus tard, le brouillard s’est dissipé dans leur tête, l’accident apparaissant comme un terrible cauchemar. Aujourd’hui, il reste le traumatisme.

Des hommes, des femmes, des vieillards et des adolescents se sont retroussé les manches. Bravant le danger, ils ont répondu aux cris des voyageurs, prisonniers de la tôle, blessés, amputés, parfois même ensevelis sous les corps sans vie d’autres passagers. "Les pleurs nous faisaient réagir, les appels au secours.

L’adrénaline nous empêchait de penser clairement, et c’est ce qui nous a permis de sauver ces gens, car si l’on avait réfléchi on n’aurait peut-être rien fait", résume le président de l’association des habitants d’Angrois, Anxo Puga. Un wagon brûlait non loin, des étincelles sautaient par instants. Mais une chaîne humaine s’est formée.

"S’il vous plaît, sortez-moi de là."

Les hommes les plus jeunes et robustes, comme José Blanco, 48 ans, ont brisé les vitres pour extirper les blessés des wagons. Au milieu des cadavres, une jeune fille suppliait : "S’il vous plaît, sortez-moi de là." Bouger les sièges qui bloquaient le passage jusqu’à elle était impossible, il lui fallait enlever les morts pour extraire les vivants.

D’autres attendaient dehors qu’on leur tende les blessés qu’ils emmenaient plus loin, là où les femmes du hameau venaient leur prendre la main, leur parler, les calmer. Abel Rivas, un jeune soudeur de 29 ans aux cheveux en brosse, très noirs, était de ceux-là. Apparaissant sur des dizaines de photos, tantôt réconfortant une femme blessée, tantôt portant dans ses bras une petite fille ensanglantée, aux longs cheveux blonds, il est devenu un héros.

"Elle me disait que sa mère était restée dans le train, que Dieu lui avait parlé, qu’il lui avait dit que tout irait bien, raconte-t-il, ému. Je lui disais que ses chaussures étaient jolies."

Un voisin, Evaristo Iglesias, a aidé le conducteur du train, Francisco José Garzón Amo, blessé au visage et au thorax, à sortir de sa cabine. "Il répétait sans cesse : "Je veux mourir, je veux mourir, je ne veux pas voir ça."" Le machiniste, fils de cheminot, employé de l’opérateur ferroviaire Renfle depuis trente ans, dont dix comme conducteur, a été mis en examen pour 79 homicides par imprudence.

Un chiffre qui pourrait encore s’alourdir puisque 19 blessés se trouvaient toujours dans un "état critique" lorsqu’il a comparu devant le juge, le dimanche 28 juillet au soir. Les deux enquêtes, judiciaire et technique, ne sont pas closes, mais, malgré plus de 60 trajets effectués sur cette voie, il a affirmé que l’accident était dû à une "distraction" de sa part, déclarant à la justice qu’il "ne sava i[t] plus sur quel tronçon[il se]trouvai[t]". C’est pourquoi il aurait pris la courbe serrée à A Grandeira à 190 km/h au lieu des 80 km/h exigés.

Ces héros, célébrés, sont devenus des victimes de la tragédie

A la suite de cette catastrophe ferroviaire, huit habitants d’Angrois sont suivis par des psychologues pour des traumatismes sévères. Ces héros, célébrés de tous, du roi Juan Carlos au chef du gouvernement, Mariano Rajoy, en passant par le président de la région, sont devenus des victimes de la tragédie.

"Les riverains ont eu une réponse solidaire, impulsive, celle d’aider les blessés. Mais, dans ce premier moment, ils ne sont pas conscients de leurs actes, ni de l’accident. Es sont dans une forme d’anesthésie émotionnelle, explique Adoración Moreno, psychologue et sous-directrice du centre de coordination de la Croix-Rouge.

Ce n’est qu’après qu’ils vont digérer les images mais aussi les odeurs, les sensations tactiles, les mots et les bruits qu’ils ont entendus, et il est normal que durant les six-premières semaines ils ne parviennent pas à trouver le sommeil."

La mairie de Saint-Jacques-de-Compostelle a remis sa médaille d’or aux habitants d’Angrois pour la solidarité dont ils ont fait preuve. "Les voisins se sentent mieux, a assuré Anxo Puga en recevant cette marque de reconnaissance. Les choses vont rentrer dans l’ordre, même si cela demeurera en nous pour le restant de nos vies."

tempsreel.nouvelobs.com - 2 aout 2013


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