Le drame du barrage de Malpasset refait surface

Deux mois durant, Fréjus commémore la rupture du barrage de Malpasset qui, le 2 décembre 1959, avait fait 443 morts

Pour un peu, ce serait devenu une attraction touristique comme les autres. À 20 minutes de marche du site, un grand parking, avec emplacement réservé pour autocars et buvette de fortune où acheter ses boissons fraîches. Un couple de jeunes promeneurs rebrousse chemin, découragé par la pierre qui très vite rend impossible la progression de ses poussettes. Au pied du barrage de Malpasset, ou de ce qu’il en reste, un groupe d’Allemands s’apprête à pique-niquer et photographie un immense bloc de béton qui semble avoir rosi pour mieux se fondre dans le paysage.

Bien sûr, ils savent. La veille, ils ont lu dans les guides l’histoire de cette installation qui, en cette funeste soirée du2 décembre 1959, a cédé sous la pression de l’eau, 50 millions de m3 qui dans leur course impitoyable ont, sur une dizaine de kilomètres, emporté 443 vies (1). Mais, comme le dit l’un d’eux, GPS en main, s’ils sont là aujourd’hui, c’est aussi pour prendre part à une sorte de chasse au trésor, version moderne, pour trouver ce qu’un internaute anonyme est censé avoir dissimulé…

Pour que perle l’émotion, il faut attendre l’arrivée de trois sexagénaires hollandais qui gardent « encore en tête » les images télévisées de ce drame, l’une des plus grandes catastrophes civiles qu’ait connues la France au cours du XXe siècle. L’un d’eux se souvient même d’être venu en ces lieux en 1966, avec son père, alors qu’ils visitaient la région.

Cinquante ans pour revenir

Yvon Allamand, lui, a beau habiter tout près, il lui a fallu pas loin de cinquante ans pour venir sur le site. Ou plus précisément pour y revenir. L’été qui a précédé la rupture du barrage, ce Fréjusien y avait fait un tour à moto, avec une bande de copains. « Du haut de l’édifice, nous avions jeté quelques pièces de monnaie, pensant que cela nous porterait bonheur », se souvient Josette, celle qui peu après le drame est devenue son épouse.

Ses yeux mouillés le disent mieux que tout, Yvon Allamand a compris cette année-là, treize mois à peine après avoir été rapatrié d’une Tunisie devenue indépendante, que la chance était affaire de paradoxe. Lui qui allait si peu au cinéma s’est retrouvé, le soir de la catastrophe, avec quelques amis dans une salle de Saint-Raphaël, à regarder une adaptation d’un roman de Boris Vian. « Tout à coup, le film s’est arrêté, se souvient-il. Dans le noir, les plaisanteries ont fusé. Puis, comme la panne de courant s’éternisait, nous sommes sortis et avons vu des files de voitures en provenance de Fréjus. Très vite, nous avons compris que le barrage venait de lâcher. »

De retour à Fréjus, longeant les rails de chemin de fer, surélevés, pour rejoindre le reste de la famille qui dînait alors avec une vieille connaissance rencontrée par hasard quelques heures plus tôt, Yvon Allamand a croisé un homme, lampe torche à la main, qui l’a prévenu : « Plus loin, il ne reste plus rien. » Disparue, la station-service que géraient ses parents. Disparu, le logement attenant. Disparu, le petit bureau dans lequel, en attendant les clients, Yvon Allamand jouait jadis aux cartes avec Josette. Tout avait disparu, jusqu’aux citernes de carburant qu’on avait pourtant pris le soin d’enterrer. Tout, sauf une de ces fameuses cartes, un as de carreau, marqué au nom de la station et que le jeune homme a retrouvée, des années après, en se promenant dans la campagne.

Groupe de parole

Yvon Allamand n’a jamais revu ses parents, ni sa sœur âgée de 16 ans. Longtemps, il n’a pas voulu revoir Malpasset, ni même en parler. « Je voulais mettre cet épisode au fond d’une malle et ne plus jamais l’ouvrir », dit-il. Mais les lèvres lui brûlaient quand, dans le restaurant où il travaillait, des touristes revenant du site évoquaient, davantage sensibles à la force de la nature qu’à celle du souvenir, la taille monumentale des blocs de béton jetés çà et là par les flots en furie. C’est une initiative de la mairie de Fréjus, la mise en place pour le moins tardive d’un groupe de parole, il y a quelques années, qui a aidé Yvon Allamand à mettre des mots sur cet omniprésent passé.

« Chaque année, j’emmenais tous mes élèves à la cérémonie du souvenir », raconte pour sa part Lucette Troin, une institutrice qui a échappé à la noyade en montant sur le toit de sa maison. « Mais je me sentais incapable d’entrer dans les détails. » Nombreux étaient pourtant ceux qui ressentaient le besoin de parler de la catastrophe mais qui n’osaient pas. « Par pudeur, assure une autre rescapée, Simone Mercier. Et parce que nous pensions que cela n’intéresserait personne. »

Le soir du drame, Simone Mercier, alors âgée de 12 ans, était dans la maison familiale, à huit kilomètres du barrage, tout occupée à repriser des chaussettes. Quand elle a entendu un grondement continu, aussi assourdissant qu’une explosion. Pas le temps d’aller à la fenêtre. « Les murs et l’eau se sont abattus sur moi », raconte-t-elle. Lorsque la fillette a repris ses esprits, elle se trouvait à un kilomètre de là, près de la nationale 7. Ses habits avaient été arrachés par les innombrables débris que charriaient les eaux. « Dans cette nuit noire et froide, j’ai cru que la fin du monde était venue. »

"Nous avons un devoir de mémoire"

Pour elle, en effet, un monde a pris fin. « À 21 heures, vous êtes heureux en famille. À 22 heures, vous n’avez plus rien. Père, mère, oncle, tante, cousines s’en sont allés. » En attendant des secours qu’elle n’espère plus, Simone Mercier passera deux heures, peut-être plus, blottie contre un de ses frères Louis, 15 ans, que la vague a cueilli dans son sommeil avant de l’abandonner à la boue, à quelques dizaines de mètres de sa cadette.

Envoyée dans un internat pour jeunes filles à Cannes, loin de ses deux frères scolarisés à Marseille, Simone Mercier ne peut se résoudre à son nouveau statut d’orpheline. Elle songe alors à mourir. En veut à Dieu. À ses parents, qui l’ont laissée sur terre. Et à elle-même, toujours en vie, pendant que tant d’autres ont péri. « Mais les années passent, et on essaie de vivre comme tout le monde. On s’implique à fond dans son métier afin d’oublier », reprend cette autre institutrice, qui vient malgré tout d’accepter de présider l’association chargée, sous l’égide de la mairie, des commémorations du cinquantième anniversaire de la catastrophe.

« Nous avons un devoir de mémoire », affirme son frère Louis, lequel, aujourd’hui, n’en veut à personne. Un rapport de 1965 a mis en avant la conjonction de différents éléments : défaillance du terrain de fondation, présence de plusieurs fissures non détectables et abondance exceptionnelle des précipitations lors des semaines précédant le drame. D’ailleurs, en 1971, un arrêt du Conseil d’État est venu clore le procès, la justice rendant coupable de la catastrophe « l’imprévisible nature ».

Par ordre alphabétique

C’est ce que vient rappeler, à l’espace Vernet (2), une des expositions actuellement consacrées à la catastrophe. Les photos d’époque, semblables, dans bien des cas, à des clichés de guerre, ont, pour la plupart, été puisées dans le fonds Jean-Paul-Vieu, alors correspondant du quotidien Nice Matin. « L’événement a marqué un tournant dans la vie de la commune. Sur les quelque 12 000 habitants, il n’y en avait pas un seul qui n’ait compté de victimes parmi ses proches, ses amis, ses voisins », note le journaliste, qui vient aussi de sortir un livre sur le sujet (3).

« La catastrophe a totalement rayé certains noms de famille », souligne, de son côté, Michel Mourrier, qui a choisi, pour son mémorial en cours de construction à deux pas des arènes, d’égrener, par ordre alphabétique, la liste de toutes les personnes qui ont péri. Mais s’il a, lui aussi, vécu ces scènes de chaos, ce sculpteur s’est surtout inspiré de l’immense solidarité, ainsi que de la phrase prononcée par Charles de Gaulle deux semaines après le drame : « Que Fréjus renaisse ! »

Sa statue sera composée de plusieurs « tours » en inox, de 1,5 à 6 mètres de hauteur, filant vers le ciel. Ce monument, qui sera inauguré le 2 décembre, un demi-siècle jour pour jour après le drame, c’est un peu, dit-il, « Manhattan qui revit après le 11-Septembre ».

Source : La Croix, le 14/10/09.


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