« Concordia » le défi de l’épave

Sur la plage de l’hôtel Demo, touristes et curieux se baignent en famille dans une eau transparente. A une dizaine de mètres du rivage, par-delà les parasols et les chaises longues, un long barrage flottant orange délimite les eaux de baignade. Il définit la frontière à ne pas franchir. A une portée d’appareil photo, la carcasse du Costa Concordia attire l’œil comme un aimant. Chacun regarde l’épave, tableau impressionnant dans ce décor de vacances, tenant presque des paris sur la réussite d’une mission de sauvetage inimaginable.

Le redressement du bateau de croisière représente aujourd’hui le plus grand renflouage de navire de l’histoire. Long de 290 mètres, c’est un record pour l’équipe des salvage masters (« sauveteurs extrêmes en mer ») qui travaille sans répit depuis mai 2012 sur ce projet titanesque. « Jusqu’à présent, le plus long navire renfloué mesurait 100 mètres et reposait sur un fond sablonneux, rappelle le Sud-Africain Nick Sloane, qui coordonne tous les corps de métiers représentés sur le chantier. Celui-là est trois fois plus long et se trouve encastré sur des rochers. » Nick Sloane, 52 ans, a le visage buriné par le soleil et la fatigue. Salvage master depuis près de vingt ans, il n’avait jamais rien vu de tel. « Je me trouvais en Nouvelle-Zélande lorsqu’on m’a contacté. Je suis parti à 2 heures du matin, sans avoir vu de photo du navire », dit-il, assis à la terrasse de l’hôtel réquisitionné depuis des mois comme QG de l’opération.

Echoué le 13 janvier 2012 à 300 m de l’entrée du port de l’île du Giglio, le Concordia gît comme une baleine sur son flanc droit, laissant apparaître sur sa poupe la blessure de cinquante mètres qui l’avait contraint de se rapprocher des côtes afin d’éviter une catastrophe humaine encore plus dramatique. La bêtise de faire un inchino (un salut) bien trop près de cette île située au large de l’Argentario (Toscane) avait coûté la vie à 32 personnes (dont 2 disparus) sur les 4 000 passagers qui se trouvaient à bord du luxueux paquebot. La société Costa, une filiale du groupe américain Carnival Corporation & PLC, avait un peu tardé à décider de l’abandon du navire, le commandant Schettino - dont le procès doit reprendre dans les prochains jours à Grosseto -, étant dans l’impossibilité d’évaluer l’importance de l’avarie. Costa avait ensuite fait tomber des têtes, cherchant à tout prix à sauver sa réputation de croisiériste. Sur l’île du Giglio, elle y aura mis les moyens.

Six plateformes dont une cimenterie, un chantier naval, un hôtel flottant où loge la moitié des 500 spécialistes qui travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, des grues de toutes tailles, une trentaine de navires spécialisés venus du monde entier… L’opération est estimée par Franco Porcellacchia, représentant de l’armateur, à un demi-milliard d’euros, soit cinquante millions de plus que le prix de la construction du paquebot en 2006.

« De fortes personnalités »

Ancien dirigeant du groupe Carnival, Porcellacchia est aujourd’hui project manager de la mission Concordia chez Costa. C’est lui qui tire les cordons de la bourse d’un projet à géométrie variable où chaque jour apporte son lot de surprises. « Pour nous, le boulot c’est assumer la catastrophe et remettre le navire à flots dans une sécurité totale pour qu’il quitte le Giglio avec le minimum d’impact sur l’environnement, explique-t-il. Personne n’a jamais tenté une telle opération, aussi grande et aussi près de la côte. Tout a été conçu pour ça, du choix de la méthode aux moyens mis en œuvre. Et l’impact économique n’est pas rentré en ligne de compte. » Un ensemble d’experts du monde entier a été convoqué au chevet de l’épave. Et un personnel rodé à ce genre de mission a été recruté. « Nous avons pris les meilleurs à tous les postes, dans le domaine des plateformes, de l’hydrodynamique, de la construction navale, la construction sous-marine, continue Porcellacchia. Ce sont tous de fortes personnalités et les discussions ont été animées. Les meilleures solutions ont été retenues. »

Sur ce chantier gigantesque, Costa a fait de la sécurité son cheval de bataille. Des cours d’alpinisme ont été organisés, les briefing sécurité sont systématiques : même pour traverser dix minutes sur une barge de 15 mètres sur 15, les chaussures rigides et les gilets de sauvetage sont obligatoires. Une décharge doit être signée pour approcher le chantier. On est loin de la négligence de l’équipage du Concordia. Deux sociétés se partagent la mission : l’américain Titan Salvage, spécialiste mondial de ce genre d’opération, et l’italien Micoperi, plutôt axé sur la construction et la soudure sous-marine. Les chantiers navals Fincantieri, les mêmes qui ont construit le Concordia, se sont chargés de fabriquer d’énormes caissons de trente mètres de hauteur avec une section de dix sur dix, acheminés depuis Gênes, Naples, Ancône et Palerme et qui, aujourd’hui, sont déjà fixés sur le flanc bâbord du bateau.

Le clou de ce projet se nomme le parbuckling. Il consiste à faire pivoter le navire sur lui-même et à utiliser les caissons placés de part et d’autre de la coque comme flotteurs de façon à ce que le Concordia puisse remonter à la surface (voir la vidéo). Pour cela, il aura fallu construire une plateforme sous-marine sur laquelle le bateau pourra s’appuyer lorsqu’il se sera redressé. Un chantier titanesque où on a dû creuser 21 trous de 2 mètres de diamètre sous l’eau pour y installer des piliers d’1,60 mètre de diamètre, tout en respectant l’environnement. « Dans l’appel international pour remporter le projet, l’écologie représentait 30%, assure Giandomenico Ardizzone, chercheur à l’université de la Sapienza, à Rome, chargé de l’aspect environnemental. C’est un parc naturel ici, un sanctuaire pour les mammifères marins. »

Stress et adrénaline

Les premiers relevés font état de la disparition de la posidonie, une plante méditerranéenne qui s’est soudainement retrouvée dans le noir. Mais la plus grande inquiétude concernait les forages. « Le contrôle a été presque total sur la quantité de sédiments soulevés par les perforations du granit, explique le scientifique. Le forage s’effectuait dans un circuit fermé. L’eau contenant des sédiments était éjectée, filtrée, puis remise à la mer. Cela s’est bien passé puisque l’eau dans un rayon de 500 m est restée parfaitement limpide. » A l’intérieur du bateau, le pétrole avait été pompé très vite, les aliments se sont naturellement désagrégés et les produits chimiques sont restés, selon lui, confinés dans des conteneurs scellés et étanches. « Lorsque le bateau sera parti, poursuit-il, nous pourrons constater ce qui s’est passé en dessous. »

Pour l’heure, à quelques jours du début de la manœuvre, c’est presque un miracle que les travaux en soient arrivés à ce stade. L’hiver a été très dur pour toute l’équipe. Douze heures avant une tempête, il fallait tout démonter, attendre que le coup de vent passe pour ensuite tout remonter. « Nous avons eu soixante-dix jours de mauvais temps cette année, raconte Nick Sloane. A chaque fois, il fallait aussi transporter la grande grue à l’abri, à Porto Santo Stefano, sur le continent. C’est à une bonne heure d’ici. »

Nick Sloane, natif de Zambie, a laissé sa femme et ses trois enfants au Cap. Pour lui, il y a dans le monde une vingtaine de personnes qui peuvent faire ce travail. Il en a vu de toutes les couleurs. Insiste sur le stress et l’adrénaline que génère son métier. « Il faut gérer les équipes. Il y a 21 nationalités à bord, des religions différentes, et il faut les faire travailler ensemble. Les rassurer lorsqu’elles n’y croient plus », dit-il. Après s’être échoué, le Concordia s’est encastré sur deux pitons rocheux. Depuis, avec le poids, la proue et la poupe se sont affaissées. « Il a fallu placer un blister [une sorte de minerve de 28 mètres sur sept étages, avec une épaisseur de béton de deux mètres, ndlr] pour éviter qu’il se brise en deux, dit Nick. Une autre plateforme a été érigée pour que l’arrière ne vrille pas. Lors du parbuckling [qui devrait débuter le 10 septembre], il y aura 6 000 tonnes de traction. J’espère que le ciment va tenir . On aura aussi besoin de chance. » Nick Sloane, également architecte naval et constructeur, vit un stress permanent. « Et, à chaque fois, il faut y croire. C’est comme un examen où il est trop tard pour réviser plus. »

Un grand soulagement

Une fois renfloué, le Concordia devra attendre la bonne fenêtre météo pour être remorqué vers un port, encore à déterminer. On parle de Piombino, en Toscane, pour lequel ce serait une aubaine vu la crise qu’il traverse. Mais, au Giglio, ce sera aussi un grand soulagement pour les 1 500 habitants. « Nous vivons une violation de notre intimité depuis plus d’un an. Notre mode de vie a changé », lance le maire, Sergio Ortelli.

Chaque jour, les curieux arrivent en nombre. Mais ils repartent le soir même car l’île est saturée. « Nous vivrons toute notre vie avec cette catastrophe. Pour autant, c’est un miracle, car les victimes auraient pu être bien plus nombreuses. »

Libération - 1er septembre 2013


Nous soutenir

C’est grâce à votre soutien que nous pouvons vous accompagner dans l’ensemble de vos démarches, faire évoluer la prise en charge des victimes par une mobilisation collective, et poursuivre nos actions de défense des droits des victimes de catastrophes et d’attentats.

Soutenir la FENVAC

Ils financent notre action au service des victimes