Les leçons du crash d’Air France

Six mois après le drame du vol Rio-Paris, tout le secteur de l’aéronautique demeure sous le choc. Alors que le Bureau d’enquêtes et d’analyses rend ce jeudi son rapport d’étape sur l’accident, la compagnie remet à plat sa vision de la sécurité.

"Aujourd’hui, j’hésite à prendre un avion d’Air France." Ces quelques mots, lâchés voilà un mois au beau milieu d’un colloque parlementaire consacré à la sécurité aérienne, ont estomaqué l’auditoire parisien. Car l’homme au micro n’était pas un client aigri, encore moins un père endeuillé par un drame aérien : c’était Jean-Claude Jouffroy, ancien directeur de cabinet du secrétaire d’Etat aux Transports, Dominique Bussereau. "Un mythe s’effondre, celui d’Air France, meilleure compagnie au monde", estime un patron du secteur. Trois appareils perdus en dix ans (le Concorde en juillet 2000, le Paris-Toronto en août 2005, le Rio-Paris le 1er juin dernier), 337 passagers et membres d’équipage décédés : le bilan est lourd pour le n° 1 mondial du transport aérien.

La méfiance est grande entre la direction et les pilotes

Alors que le Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA) rend public, ce 17 décembre, son rapport d’étape sur le crash du vol AF 447, c’est tout le petit monde de l’aéronautique qui se retrouve sur le gril : du constructeur Airbus aux autorités de contrôle, françaises et européennes, en passant par les équipementiers et, bien sûr, Air France. En jeu : la capacité des uns et des autres à tirer les leçons des accidents et à se remettre en question. Pas facile quand les responsables sortent tous des mêmes écoles et sautent d’un fauteuil à l’autre, en faisant parfois un crochet par un cabinet ministériel. A l’image du polytechnicien Pierre-Henri Gourgeon, directeur général d’Air France et ancien patron de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Mais la catastrophe du Rio-Paris a balayé certitudes et habitudes. "Notre objectif premier doit être d’améliorer la sécurité, affirmait récemment Gourgeon. L’erreur serait de refuser de bouger. Aussi, nous allons retourner toutes les pierres qui constituent la sécurité aérienne, les examiner, les réparer si nécessaire, et nous allons vérifier le socle et les joints."

Ce vaste chantier démarre tout juste. Les travaux promettent d’être animés tant, depuis le drame, la méfiance est grande entre la direction et les pilotes. La première déplore le corporatisme des seconds, réticents à balayer devant leur porte. Les navigants, eux, se plaignent d’être marginalisés par leur management. La paix sociale, négociée en 1998, a volé en éclats. Signe de ce drôle de climat : aucun pilote, à l’exception des représentants syndicaux, n’accepte de témoigner à visage découvert.
Pourtant, ce sont bien eux qui, souvent plombés par la désunion syndicale, ont remporté la première manche : ils ont obtenu à l’arraché la création d’un "comité mixte de propositions". Ce cénacle réunira les représentants des syndicats de navigants et des pilotes. Parallèlement, une mission d’audit externe sera menée par Curt Graeber, un ancien de Boeing. A Pierre-Henri Gourgeon, ensuite, de rendre les arbitrages nécessaires. Le temps presse.

En octobre 2005, deux mois après l’accident de Toronto, Air France battait déjà sa coulpe : "La sécurité des vols est [notre] première priorité [...] Notre niveau en la matière, bien que tout à fait honorable, ne saurait être considéré comme à la hauteur de nos ambitions." Ces lignes, signées Gilbert Rovetto, directeur des opérations et de la sécurité pour quelques semaines encore, ouvraient la lettre de mission alors adressée à Jean-Michel Colin, pilote et cadre de la compagnie. En juin 2006, celui-ci dressait dans son rapport un état des lieux sans complaisance. Epinglés, entre autres : "un manque de capacités manoeuvrières des jeunes pilotes dû au faible nombre d’heures de vol réelles" ; "une trop grande confiance dans la fiabilité des appareils" ; "une banalisation de l’exécution des tâches liées aux vols et le développement d’une forme de routine" ; "une absence de reconnaissance positive ou négative de la part de l’entreprise" à l’égard des navigants ; "la pression de la ponctualité". Suivait une longue liste de recommandations. "Sur les 73 préconisations principales, 68 ont été mises en oeuvre", assure Etienne Lichtenberger, directeur de la sécurité des vols et cosignataire du rapport Colin. Une affirmation tempérée par Eric Derivry, porte-parole du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), majoritaire : "Les mesures n’ont pas toutes été suivies d’effet."

Une chose est sûre : Air France, vieille dame née en 1933, croule sous la paperasserie. "Dans quelques millénaires, quand les archéologues feront des fouilles à Roissy, ils se demanderont ce que foutaient des avions au milieu d’une imprimerie !" plaisante un pilote. Les navigants se plaignent d’être submergés par les consignes et les recommandations. "Dès qu’un incident se produit, on crée une procédure ! Certes, les garde-fous sont nécessaires, mais nous avons besoin d’une marge de manoeuvre." Une revendication qu’Etienne Lichtenberger dit comprendre : "Le rapport Colin de 2006 prônait déjà la simplification de la documentation. Dans la pratique, il est difficile de trouver le bon équilibre entre le trop et le trop-peu."

L’abondance des feuilles de route et autres check-lists nuit à la bonne préparation des vols, plaident les commandants de bord. "Nous avons une centaine de pages à lire avant le départ pour détecter les trois infos utiles, ironise l’un d’eux. Ce n’est pas la meilleure façon d’assurer la sécurité de nos missions... La préparation devrait être mieux calibrée, plus visuelle et plus intuitive." Mais la complexité des avions, désormais bourrés d’électronique, et la composition aléatoire des équipages - souvent copilote et commandant de bord n’ont jamais volé ensemble - ont fait de ces procédures le plus petit dénominateur commun dans les cockpits.

Mission impossible : voilà comment certains commandants de bord décrivent la préparation des vols dans les délais impartis. "A H moins 1 heure 5 minutes, je dois entamer le briefing avec le personnel navigant, détaille un spécialiste du moyen-courrier. Puis je dois récupérer ma valise, passer au poste d’inspection et rejoindre la navette... qui part à H moins 1 heure. Et, une fois l’avion arrivé, il ne me reste que quinze minutes pour les vérifications de sûreté !" Voilà des années que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail d’Air France demande à la direction une enquête indépendante sur ce sujet. Requête jusqu’ici rejetée.

Derrière ce compte à rebours intenable, les navigants dénoncent la dictature de la rentabilité. "Chez Air France, elle a pris le pas sur la religion de la sécurité, synonyme de coûts et de contraintes", estime un commandant de bord. Le syndicat Alter, minoritaire et très virulent, dénonce, sur certains vols, le nombre insuffisant d’hôtesses et de stewards en cas d’évacuation et, surtout, l’absence de route alternative proposée par le service de préparation des vols. Or la route la plus directe, donc la plus rentable, n’est pas toujours la plus sûre. Qui plus est si les conditions météo sont mauvaises.

Autre sujet de discorde : le nombre de pilotes présents dans le cockpit. Si le temps de vol excède neuf heures et trente minutes, le commandant de bord et le copilote reçoivent le renfort d’un ou de plusieurs copilotes. Mais pas question de leur adjoindre un second commandant de bord, comme le font les compagnies asiatiques. "Quand ils sont trois dans le cockpit, il faudrait que l’un des copilotes ait le même niveau de licence qu’un commandant de bord", suggère un pilote instructeur. Toutes ces critiques ont le don d’irriter Pierre-Henri Gourgeon : "J’exprime la même conviction depuis dix ans : aucune économie ne doit être faite sur la sécurité. Toute économie de ce type serait une fausse économie."

Des "singes qui appuient sur des boutons" ?

La sécurité, affaire de gros sous ? Pas si simple : c’est avant tout une affaire de culture. "La technostructure même de l’entreprise avait choisi, face aux défis de la sécurité, l’immobilisme, relève Eric Derivry (SNPL). Sans doute parce que le groupe était, ces dix dernières années, uniquement tourné vers sa croissance." Chez Air France, par exemple, le responsable de la sécurité n’est pas directement rattaché au patron de la compagnie, contrairement au schéma adopté par d’autres grands transporteurs. La sélection des pilotes est très sévère à l’entrée, mais pas forcément tout au long du parcours. Et la gestion de ces seigneurs du ciel n’est pas une sinécure...

"N’y aurait-il pas eu une surconfiance, voire un laisser-aller ?", s’interroge Pierre Sparaco, expert aéronautique. Toujours est-il que la direction a voulu, cet automne, marquer son autorité. "Il existe des procédures, respectez-les", enjoignait, en substance, Etienne Lichtenberger, le Monsieur sécurité de la compagnie, dans un courrier de six pages aux pilotes. La missive a mis le feu aux poudres entre management et personnel navigant technique. Lichtenberger s’explique : "Il fallait remobiliser les pilotes afin de conserver une qualité propre à notre compagnie. Nous leur disons : "Croyez en vos procédures." Ce sont nos meilleures garanties. Il faut plus de vigilance, plus de concentration." L’injonction fait bondir Gérard Arnoux, commandant de bord et président du Syndicat des pilotes d’Air France (Spaf) minoritaire : "Nous ne sommes pas des singes qui appuient sur des boutons !"

Malgré leurs divergences, la direction d’Air France et ses pilotes sont condamnés à trouver un terrain d’entente. "Sans une culture commune de la sécurité, il ne sert à rien de multiplier les check-lists et les séances de simulateur de vol", avertit Claude Guibert, spécialiste de l’aéronautique et expert judiciaire. La compagnie n’est pas seule en cause. Fleuron national, elle n’a, malgré sa privatisation, jamais vraiment coupé le cordon avec l’Etat. Ainsi, à la DGAC, gendarme des airs dépendant du ministère des Transports, l’équipe chargée de la surveillance d’Air France ne côtoie pas celles qui suivent les autres compagnies tricolores. "Air France a vécu en autarcie, protégée par la tutelle", résume un professionnel. Le drame du vol AF 447 est sans doute une occasion unique de changer le système.

Par Anne Vidalie, Valérie Lion, Corinne Scemama, publié le 15/12/2009
L’Express


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