Trente ans après l’attentat du Drakkar, les rescapés se sentent abandonnés

UN HOMME NE PLEURE PAS.

Quand ils avaient 20 ans, quand ils étaient dans les paras, ils croyaient à cette baliverne. Ils avaient ravalé leur chagrin, cadenassé leur douleur, tu leur détresse. Aujourd’hui, ils en ont 50 et se foutent bien du qu’en-dira-t-on. Ils savent que cette pudeur virile n’a fait que les détruire un peu plus, les ronger au plus profond, année après année. Alors, ils pleurent désormais. Ils chialent comme les gosses qu’ils étaient encore, ce 23 octobre 1983, à Beyrouth, quand l’immeuble Drakkar s’est effondré. Leurs copains sont morts. Eux s’en sont tirés, dans le sens où on les a sortis de là, blessés, miraculés, en tout cas vivants. Mais une partie d’eux-mêmes est restée là-bas, ensevelie sous les gravats, la plus belle peut-être : l’insouciance.

Ils venaient de milieux populaires, de petits patelins, de familles nombreuses souvent. Ils n’avaient pas poussé bien loin les études. Ils avaient pour horizon certain un travail à l’usine du coin et l’angoisse de la routine. Quand est venu le temps du service militaire, ils ont choisi les paras. Ils ont coiffé le béret rouge pour le voyage, pour l’aventure. Pour la solde, aussi, qui leur permettrait d’acheter une belle voiture et de payer une bouteille en boîte de nuit. Ils ont découvert l’amitié, une amitié qu’on aime bien moquer, de chambrée, de paquetage, de crapahutage, mais une vraie amitié, indissoluble, une amitié par-delà la mort, ils le savent bien aujourd’hui.

Ils appartenaient à la même compagnie, la troisième du 1er régiment de chasseurs parachutistes (RCP). Ils étaient basés à Pau, partageaient les mêmes piaules et les mêmes bordées. Quand la hiérarchie a demandé des volontaires pour aller au Liban, ces appelés ont dit oui ensemble, sans hésiter. Ils ne connaissaient rien de ce pays, sinon qu’il était en guerre.

"ASSIS LE CUL SUR UNE BOMBE"

On les a installés dans un des quelque trente casernements qu’occupait le contingent français de la force multinationale à Beyrouth. Ils portaient tous des noms de bateau. Eux, ce fut Drakkar. Ils ne sortaient que pour les patrouilles, dans le secteur qui leur avait été attribué. Ils n’ont pas tardé à comprendre qu’on les avait "mis au milieu d’un merdier", "assis le cul sur une bombe". D’une rue à l’autre, ils percevaient de la sympathie ou de l’hostilité. Dans les quartiers chiites où trônaient les portraits de Khomeiny flanqués de drapeaux noirs, ils ressentaient la haine.

Le dimanche 23 octobre, vers 6 h 30, alors qu’ils se préparaient, ils ont entendu une explosion du côté de l’aéroport, dans le secteur américain. Un champignon de fumée s’est élevé dans le ciel. Le siège des marines venait de sauter, faisant 241 morts. Une minute trente plus tard, les hommes ont entendu un énorme boum sous leurs pieds et vu sortir une boule de feu. Ils se sont sentis soulevés puis inexorablement tomber, tandis que les murs et les plafonds s’écroulaient sur eux. Cinquante-cinq paras du 1er RCP, trois du 9e RCP et, on les oublie souvent cruellement dans le bilan, la femme du gardien libanais et ses quatre enfants sont morts écrasés par l’effondrement de l’immeuble.

Le 28 octobre, vers 6 h 30, la déflagration détruit entièrement l’immeuble Drakkar. Trois jours après l’attentat, des soldats français continuent d’extraire des victimes des gravats, tout en cherchant des survivants.

Pendant un mois, l’opinion publique s’est émue du drame. Les chambres des quinze blessés, à l’hôpital du Val-de-Grâce, étaient gardées par des gendarmes pour empêcher les journalistes et les groupies d’entrer. Les morts ont été enterrés dignement, avec une belle cérémonie dans la cour des Invalides. Et puis on a oublié.

TRENTE ANS N’ONT RIEN EFFACÉ, BIEN AU CONTRAIRE

Pour la quarantaine de survivants de la 3e compagnie, trente ans n’ont rien effacé, bien au contraire. Tous gardent des séquelles psychologiques graves. L’un, qui a passé quarante-huit heures dans les décombres, est devenu amnésique. Un autre s’est détruit les neurones par l’alcool et la drogue. Un autre est interné en psychiatrie. Un autre est mort dans un accident de voiture inexpliqué. Le 7 mars dernier, Christian Roulette, qui n’avait plus jamais donné de nouvelles, a été recontacté par un ancien copain. Ils sont restés quarante-huit minutes au téléphone. Deux jours après, Roulette avait disparu. La gendarmerie le recherche toujours.

Les survivants n’ont jamais eu le moindre suivi psychologique. Leur douleur et leur colère sont toujours là, prêtes à sortir en éruption. Aujourd’hui, ils pestent contre ceux qui lésinent sur des pensions d’invalidité de 100 ou 200 euros, comme une dernière forme de mépris. Ils se sentent abandonnés.

Ils sont amers, en veulent toujours à François Mitterrand de les avoir plongés dans ce piège. "C’est bien, vous êtes des guerriers", avait dit le président en passant les rescapés en revue, le soir même, à Beyrouth. On les avait désarmés avant.

"RAISON D’ETAT"

Ils ne croient pas à la théorie officielle du camion piégé. Ils assurent pour la plupart que l’immeuble, qui abritait auparavant les services syriens, a été miné. Qui l’a fait sauter ? Les Iraniens, les Syriens ? Pourquoi ? Ils ne le savent toujours pas comme ils ignorent pourquoi Nicolas Sarkozy a invité Bachar Al-Assad sur les Champs-Elysées, le 14 Juillet 2008. Et pourquoi, aujourd’hui, le président syrien est redevenu infréquentable. "Raison d’Etat", disent-ils, faute de comprendre.

Ce 23 octobre 2013, pour la première fois, un voyage à Beyrouth sur les lieux du drame, était organisé par le ministère de la défense. Il a été annulé en raison du conflit syrien. Quand on parle aujourd’hui d’intervenir à nouveau dans la région, ils sont contre, résolument, violemment même. Ils le disent à titre personnel et, jurent-ils, au nom de ceux qui ne peuvent plus parler depuis trente ans. Tous nous l’ont dit : c’est pour ceux-là qu’ils témoignent.

Benoît Hopquin - Journaliste au Monde - 23 octobre 2013


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