Accidents, catastrophes… La justice est-elle trop dure avec les maires ?

Une loi adoptée en 2000 a rendu plus difficile la mise en cause d’élus pour des cas de blessures involontaires. Mais le débat n’est pas clos.
Lorsque son pourvoi en cassation a été rejeté, en juillet 2013, Jean-Roger Durand se disait "écœuré" et "dépité". Après réflexion, le maire de Largentière (Ardèche), sous-préfecture de 1 800 habitants, a finalement décidé de se représenter pour un nouveau mandat. Mais sa condamnation à trois mois de prison avec sursis et plus de 5 000 euros d’amende pour "blessures involontaires" lui pèse encore.

Les faits remontent au 14 juillet 2004. Ce jour de fête nationale, un "taureau de feu", une sorte de marionnette géante surmontée de feux d’artifices, déambule au milieu de la foule. Un enfant de 10 ans est blessé à l’œil par un éclat de fusée tirée de cette installation. Pour la justice, le maire a commis une faute en ne faisant pas respecter un périmètre de sécurité de 20 mètres autour de ce "taureau de feu".

"Il n’y avait aucune faute intentionnelle", souligne le maire, interrogé par francetv info. Il ne pensait pas devoir être condamné, puisque la municipalité avait passé un contrat avec une société de spectacles pyrotechniques chargée d’organiser cette animation. "J’ai reçu 200 délibérations de soutien de la part d’autres communes, ça fait chaud au cœur", témoigne ce directeur d’hôpital.

Une loi favorable aux élus votée en 2000
Comme Jean-Roger Durand, tous les maires ont cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. La survenue d’un accident corporel sur le territoire de la commune peut entraîner la responsabilité du maire en justice si celui-ci s’avère avoir commis une faute qui a indirectement causé le dommage.

L’Observatoire des risques de la vie territoriale (créé par les assurances SMACL) a dénombré entre 1995 et 2014 près de 130 mises en cause d’élus locaux pour blessures ou homicides involontaires. Depuis le début des années 2000, leur nombre a toutefois tendance à baisser. Un effet de la loi Fauchon du 10 juillet 2000, qui a limité les conditions dans lesquelles l’auteur indirect d’un délit non intentionnel peut être condamné.

Depuis cette loi, seuls deux cas de figure, prévus par l’article 121-3 du Code pénal, permettent d’engager la responsabilité pénale des personnes "qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter" :
- avoir "violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement".
- ou avoir "commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer".

Une notion de "faute" trop imprécise
Juristes et responsables politiques considèrent majoritairement que ces règles ont atteint un bon équilibre entre la nécessaire réparation des victimes et la volonté d’éviter des condamnations qui ont pu paraître injustes à certains maires. Mais pour l’avocat Philippe Bluteau, qui conseille élus et collectivités locales, les édiles ne sont pas encore suffisamment protégés. "Après l’adoption de la loi en 2000, plusieurs décisions critiquables ont été rendues par les cours et les tribunaux", explique-t-il à francetv info. En cause, selon lui, la notion de "faute caractérisée", suffisamment floue pour permettre aux juges de continuer à prononcer des condamnations que le législateur avait précisément voulu empêcher.

L’avocat cite ainsi la condamnation, en 2003, du maire de Chamonix après l’avalanche meurtrière qui avait tué douze personnes et balayé 23 chalets dans un hameau. Le maire, qui n’avait dérogé à aucune obligation prévue par la loi, avait été reconnu comme l’auteur d’une "faute caractérisée" pour n’avoir pas fait évacuer ce hameau, et condamné à trois mois de prison avec sursis, contre l’avis du parquet.

L’élu avait pourtant pris soin de réunir un comité consultatif de sécurité à plusieurs reprises, eu égard aux conditions météorologiques exceptionnelles et au risque extrême d’avalanches qui avait été signalé par Météo France. Le couloir d’avalanche en question n’avait pas fait parler de lui depuis cinquante-quatre ans. Les membres du comité étaient unanimes pour dire que la zone touchée n’était ni répertoriée ni connue comme présentant un risque. Et les élus locaux avaient affirmé que si une décision d’évacuer le hameau avait été prise, il aurait fallu faire de même pour quelque 600 habitations, ce qui était selon eux impossible.

Des maires envoyés à "l’abattoir du tribunal"
Dans une tout autre affaire, le maire d’un village de l’Oise de 200 âmes a été reconnu coupable en 2003 de "blessures involontaires" au terme d’un marathon judiciaire de plusieurs années. Un chauffard arrivant à plus de 100 km/h sur la voie de gauche et avec les pneus lisses avait percuté deux jeunes filles participant à une fanfare dans les rues du village.

Le maire avait placé un conseiller municipal à l’avant du cortège et un autre à l’arrière. Pas suffisant selon les juges, d’après qui le maire connaissait "la réputation du chauffard" et "n’ignorait pas le fréquent comportement irresponsable de certains conducteurs". Le maire aurait donc dû, selon les magistrats, couper la circulation ou faire escorter le défilé avec un véhicule à gyrophare. Soutenu par ses pairs après sa condamnation en première instance, l’élu avait réclamé que le préfet fournisse "des indications précises sur ce qu’il faut faire", afin de ne plus "laisser partir les maires vers l’abattoir du tribunal".

Très peu de maires condamnés, soulignent les victimes
Pour Philippe Bluteau, les poursuites de ce type devraient être dirigées contre la commune, personne morale, plutôt que contre la personne physique du maire. Une circulaire du ministère de la Justice de 2006 incitait d’ailleurs les juges à rechercher la responsabilité pénale d’une personne morale dans le cas où aucune personne physique ne serait pénalement responsable.

Pas si simple : une commune ne peut être poursuivie que pour des infractions commises dans l’exercice d’activités susceptibles de faire l’objet d’une délégation de service public. Par exemple, un accident survenu lors d’une sortie scolaire ne pourra pas engager la responsabilité de la commune, car l’enseignement est un service public d’Etat qui ne peut être délégué. En revanche, le maire, lui, peut être inquiété. Mais si les élus restent en première ligne, ils se satisfont globalement de la protection que leur assure la loi Fauchon.

Les associations de victimes sont beaucoup plus réservées sur les effets de la loi de 2000. "Dans les années 1990, on a nourri le fantasme du maire mis en examen pour la chute d’un panneau de basket. Or, en réalité, il y a très peu de maires condamnés ! La loi Fauchon a été adoptée dans un contexte corporatiste de défense des élus face à la justice, dénonce Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac). Notre crainte, c’est d’aller vers un régime d’irresponsabilité. Les maires ont des responsabilités très importantes, notamment en matière de sécurité. Ils doivent en répondre."

France TV Info - 28 février 2014

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