A la Meinau, sur les traces des jeunes Strasbourgeois happés par la guerre en Syrie

Depuis leur retour de Syrie, il y a un mois et demi, ils racontaient à leurs proches être partis « faire de l’humanitaire ». Leur récit n’a pas convaincu la section antiterroriste du parquet de Paris. Les sept jeunes hommes interpellés, mardi 13 mai à l’aube, lors d’une opération hautement médiatique menée simultanément dans trois quartiers sensibles de Strasbourg, ont été mis en examen vendredi pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Ils ont tous été placés en détention provisoire.
Les perquisitions à leurs domiciles n’ont permis de trouver ni arme ni explosif, et aucun texte n’interdit de se rendre dans une zone de conflit. Mais depuis la loi du 21 décembre 2012, il est possible d’incriminer tout acte terroriste commis hors du territoire – notamment la participation à des camps d’entraînement – et de poursuivre les recruteurs. L’enquête ouverte en novembre visait d’ailleurs à l’origine un certain Mourad Fares, un Lyonnais de 29 ans soupçonné d’embrigader des Français sur les réseaux sociaux.

Ces sept Strasbourgeois, âgés de 23 à 25 ans, font partie d’un groupe d’une douzaine d’individus qui avaient quitté leur domicile familial pour la Syrie en décembre, prétextant des vacances à l’étranger. Deux membres de l’équipée, les frères Yacine et Mourad B., y ont perdu la vie, laissant derrière eux une mère veuve et un petit frère. Rentrés de leur propre chef fin mars, les mis en examen faisaient depuis leur retour l’objet d’une étroite surveillance de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

L’APPEL DU CHAOS SYRIEN

L’enquête, instruite par la juge antiterroriste Laurence Le Vert, tentera de faire la lumière sur leurs agissements en Syrie et depuis leur retour en France, la nature de leur objectif et le processus de leur embrigadement. La justice passera. Mais elle n’épuisera pas une question, lancinante dans un pays qui a vu ces derniers mois plus de sept cents de ses enfants happés par l’aventure de la « guerre sainte » : qu’est-ce qui a poussé ces jeunes musulmans à abandonner leur famille, leur pays, leur petite amie et pour certains leur vie pour se réinventer dans le champ de ruines du chaos syrien ?

Comme nombre de jeunes Français tentés par la guerre civile, les deux frères tués en Syrie et deux des mis en examen sont originaires d’un quartier populaire : la zone urbaine sensible (ZUS) de la Meinau. Si elle traîne une réputation sulfureuse héritée d’une longue tradition de voitures incendiées, la cité incarne aujourd’hui une expérience relativement apaisée du vivre-ensemble. Le taux de chômage des jeunes y dépasse toujours les 30 %, les halls d’immeubles sont encore squattés par des gamins en déshérence et les corbeaux qui font festin sur les pelouses sont là pour rappeler que le sens du bien commun s’arrête parfois au balcon.

Mais la rénovation urbaine en cours commence à faire son œuvre (192 millions d’euros investis sur les six dernières années), le tissu associatif y est très actif et le quartier est loin d’être déserté par les services de l’Etat. La cité est bordée par une médiathèque, une bibliothèque, un centre médico-social, un centre socio-culturel, et les agents de propreté s’activent quotidiennement au milieu des charognards.

DIALOGUE INTERRELIGIEUX

Avec sa mosquée, sa synagogue, ses églises évangéliste, protestante et catholique, son jardin « interreligieux » planté de sculptures rappelant les grands principes du Coran et de la Torah, son rabbin loubavitch qui traverse la cité à pied chaque samedi et son stand musulman présent à chaque marché de Noël, la ZUS ferait même figure de « pionnière du dialogue entre les religions », selon l’adjoint au maire Mathieu Cahn.

« Le contexte du quartier, pas plus que le contexte personnel de ces jeunes, ne permet d’éclairer leur décision, estime l’élu, depuis son bureau de la mairie de quartier situé au cœur de la cité. Ce qui m’inquiète, ce sont les réseaux qui œuvrent dans l’ombre du travail que nous accomplissons. »

Selon leurs proches, Yacine, un des frères tués, et Mokhles, un des mis en examen, fidèles réguliers – à défaut d’être assidus – de la mosquée, aimaient la vie et les boîtes de nuit. Impliqués dans la vie du quartier, tous deux s’apprêtaient à passer leur BAFA pour devenir animateurs et œuvraient comme bénévoles auprès des enfants dans des associations.

IDENTITÉ BROUILLÉE

Mohamed Benazzouz, président de l’association l’Eveil, qui gère la mosquée de la ZUS, est porte-parole du collectif créé pour venir en aide aux familles des enfants du quartier égarés en Syrie. Il connaissait bien les quatre jeunes de la Meinau. « Yacine disait souvent "il faut que je me rende utile". Il cherchait sa voie. Ces recruteurs jouent sur ces failles. Ils leur font croire que, là-bas, ils pourront servir à quelque chose. »

Pour Ahmed, un éducateur, ami de Yacine, ce n’est pas tant la misère, toute relative au regard de la réalité syrienne, que l’absence d’horizon, un certain sentiment d’impuissance face à sa destinée et à la marche du monde, qui explique ces vocations mortifères : « Ces jeunes ne s’inscrivent dans aucun futur professionnel, ils ont une impression d’inutilité. Des prédateurs, comme celui de Lyon, leur retournent le cerveau. C’est comme la guerre contre Franco, ça donne un sens à leur vie. »

Dans les allées du quartier HLM de la Meinau, Romain, 48 ans, traîne péniblement son sac à dos et sa pension d’invalidité. Après une vie passée dans la cité, un CAP de boulanger, un BEP comptabilité, des stages, un contrat aidé et dix ans de RMI, son dos a fini par lâcher. Lui n’a pas eu à faire la guerre : « A mon époque, il y avait le service militaire. Vous apparteniez à un groupe et vous appreniez un métier, dit-il. J’aimerais pas être jeune aujourd’hui. Ils n’ont aucun avenir, ils partent vers la drogue ou le djihad. »

Cette identité brouillée des jeunes des quartiers, Romain l’a inscrite sur son état civil. A l’époque du service militaire, il s’appelait Tahar. Un jour, le patron de son entreprise de comptabilité lui a conseillé de changer de prénom parce qu’on « ne confie pas son argent à un Arabe qui vit dans une cité ». Sa quête identitaire a continué à le travailler. Comme beaucoup dans le quartier, il s’est peu à peu rapproché de la religion. De culture catholique, il a décidé il y a cinq ans de devenir pratiquant. C’était l’année où il a été reconnu invalide. « Maintenant, dit-il, je fais partie d’un groupe : les chrétiens. »

Le Monde, le 17/05/2014, par Soren Seelow

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