Aux victimes, Taubira montre son bon fonds

La garde des Sceaux a fait voter, dans sa réforme pénale, une taxe payée par les condamnés et tente de se défaire de la caricature de l’« amie des délinquants » brossée par la droite.

On reprochait à Nicolas Sarkozy d’utiliser les victimes. Force est de constater que Christiane Taubira n’y arrive pas. Ce n’est pas faute de marteler, dans les conférences de presse, les colloques, et comme elle le fera sans doute ce jeudi au congrès de l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (Inavem), les mêmes mots : « Ni instrumentalisation ni essentialisation. » Et un même bilan : « Depuis 2012, nous avons pris des décisions en faveur des victimes, mais nous n’en faisons ni tapage ni tintamarre. » Parions qu’à ses yeux, un peu plus de tapage, justement, ne nuirait pas.
La garde des Sceaux, à qui la droite a collé l’étiquette d’« amie des délinquants », ne parvient pas à redresser son image. Qui a noté que dans sa réforme pénale, débattue au Sénat la semaine prochaine, la ministre a fait voter une « contribution victime », que les délinquants devront payer, qui abondera un fonds d’aide aux victimes ?

Par ailleurs, l’Institut pour la justice (IPJ), officine spécialisée dans le lobbying sécuritaire, dit avoir convaincu 100 000 Français d’écrire à leur député pour demander le retrait de la réforme pénale portée par Taubira, au nom, notamment, « des nouvelles victimes qu’elle engendrerait ». En septembre, lors de l’émission Des paroles et des actes, le journaliste David Pujadas avait invité la mère d’une jeune fille atrocement tabassée à débattre avec Christiane Taubira. Celle-ci était en plateau, muette et embarrassée face à la mère en duplex et en ombre chinoise : « Face aux victimes, je fais silence », répétait la ministre. La séquence eut une belle vie sur les réseaux sociaux.

« Un piège, résume Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’accidents collectifs (terrorisme, crash…). Je suis agacé par le manichéisme qui voudrait que Christiane Taubira n’aime pas les victimes, tout simplement parce qu’elle réfléchit aux auteurs de délits et à leurs sanctions. Je lui suis reconnaissant de ne pas avoir instrumentalisé les victimes. Par le passé, on a trop souvent parlé pour elles, comme si elles ne formaient qu’un seul bloc, avec un seul ressenti et les mêmes demandes. »

Compétition. Au commentaire sur un fait divers particulier, Taubira préfère l’argumentaire de sa politique générale. Celui-ci finit par être rodé. « Je n’aime pas faire le bilan des autres, feignait-elle, lors de la journée du ministère consacrée aux droits des victimes, en novembre, ou à l’occasion du débat sur la réforme pénale à l’Assemblée, il y a deux semaines. Ces dernières années, c’est vrai, les victimes ont été très présentes dans tous les discours. Mais elles n’ont pas fait l’objet d’une politique publique en tant que telle. » Une critique des années Sarkozy, immédiatement suivie de l’énumération de ses propres faits d’armes : remise sur pied du Conseil national de l’aide aux victimes (Cnav), demande d’un rapport sur le financement de l’aide aux victimes (un classique des majorités de gauche comme de droite), lancement d’une expérimentation dans dix tribunaux afin de détecter les victimes les plus vulnérables et d’individualiser leur protection (une mesure qu’une directive européenne imposera d’ici l’année prochaine).

La garde des Sceaux a également augmenté le budget consacré à l’aide aux victimes de 25% en 2013, de 7% pour cette année. « Il me plaît de rappeler que l’aide aux victimes subissait depuis longtemps une baisse, qui fut de 6% en 2012 », enfonce-t-elle. Pendant les cinq années de mandat de Nicolas Sarkozy, l’aide aux victimes est en réalité restée quasi stable, de 9,7 millions en 2007 à 10,2 millions d’euros en 2012 (son montant a effectivement baissé entre 2010 et 2012).

C’est en général à ce stade de sa démonstration que la ministre de la Justice se lance dans une compétition comptable sur le nombre de bureaux d’aide aux victimes (BAV). Inventés par la droite, ces BAV, abrités dans les tribunaux de grande instance (TGI), orientent et accompagnent les victimes d’infractions pénales. « Il a fallu trois ans à la précédente majorité pour en ouvrir 50. J’en ai créé 100 en 2013. Les 15 derniers seront ouverts cette année. Tous nos TGI auront leur bureau d’aide aux victimes. »

Épouvantail. Cette bataille de chiffres et de mots illustre ce qu’est devenue la victime depuis une dizaine d’années : une figure qu’on invoque à ses côtés, une entité dont on recherche la bénédiction. Dernier exemple en date, l’amendement des députés socialistes créant la « contribution victime » pour faire passer la pilule de la réforme pénale si polémique. Cette « taxe », payée par les délinquants, alimenterait l’aide aux victimes, comme cela existe au Québec. Elle était réclamée depuis des années par l’Inavem, qui réunit 170 associations d’aide aux victimes, composées de professionnels (psy, juristes, etc.) et de bénévoles : « On ne veut plus seulement faire appel à la solidarité nationale, mais aussi à la solidarité des condamnés », explique sa présidente, Michèle de Kerckhove.

Parmi les associations de victimes, les discours varient - forcément. Jean-Pierre Escarfail est le père d’une jeune femme tuée par Guy Georges et le président de l’Association pour la protection contre les agressions et les crimes sexuels : « Je ne vois pas bien ce qu’a fait Mme Taubira pour les victimes. Je ne suis pas contre la probation en milieu ouvert pour les petits délinquants en prison, mais la suppression des peines planchers m’inquiète. » Alain Boulay a lui aussi perdu sa fille, assassinée. Il est le président d’Aide aux parents d’enfants victimes : « Lors des réunions institutionnelles, Christiane Taubira est toujours présente, elle sait nous écouter. Mais je n’ai pas vu grand-chose de concret en sortir. Et sur les questions pénales, on n’a pas eu d’avancée. D’ailleurs, lors de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, les victimes étaient quasiment ignorées, alors qu’il y avait plein de détenus sur l’estrade… »

Le bilan de Christiane Taubira est discuté, critiqué, mais la ministre n’est pas l’épouvantail que la droite dépeint souvent. « Honnêtement, dans mon association, les gens ne me parlent pas de Taubira : ils ont vraiment d’autres problèmes », estime Michèle de Kerckhove, avocate à Versailles et présidente de l’Inavem. En quatre ans, douze associations d’aide aux victimes ont été liquidées, dont sept l’an passé. « Vingt-trois sont aujourd’hui en redressement judiciaire ou en grande difficulté, énumère Michèle de Kerckhove. Au fil des ans, nous avons dû fermer certaines de nos permanences dans les commissariats ou les mairies. On est dans l’urgence absolue et la hausse du budget du ministère est entièrement absorbée par les BAV des tribunaux. Nos associations apportent autre chose : une prise en charge psychologique, la restauration du lien social… »

« Surenchère ». Christiane Taubira a raison quand elle dit que le budget consacré aux victimes a davantage augmenté depuis deux ans, que pendant tout le quinquennat Sarkozy. Mais avec ses 13,7 millions d’euros, il ne représente encore que 0,17% du budget total de la justice. Et l’enjeu n’est pas seulement financier. « La gauche a cassé cette connexion perverse entre la surenchère pénale et l’émotion victimaire. Mais va-t-elle enfin s’emparer de la question des victimes ? », s’interroge Denis Salas, magistrat et secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice. « "Ni essentialisation ni instrumentalisation", dit Christiane Taubira. C’est bien, mais on fait quoi "pour" ? La droite a une doctrine éprouvée par dix ans de sarkozysme, pendant lesquels la figure de la victime a offert le socle d’indignation nécessaire pour un droit pénal dur. On n’a pas de doctrine de gauche sur la question », ajoute-t-il. Toujours trop tétanisée par la crainte de devenir « l’amie des délinquants » dans l’opinion.

SONYA FAURE - liberation.fr - 18 juin 2014

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