Après le crash, l’écoute

On les appelle les "personnes impliquées". Elles ne saignent pas, ne présentent aucune contusion, peuvent remuer leurs quatre membres, mais elles souffrent. Quand se produit une catastrophe d’ampleur, comme un crash aérien, les victimes ne sont pas seulement les blessés ou les morts. Leurs proches, confrontés à un deuil collectif brutal, ont besoin d’une prise en charge rapide. La phrase, d’ailleurs, résonne familièrement à nos oreilles : "Une cellule de soutien psychologique a été mise en place."

Etat de choc

Les Cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP) sont une spécialité française. Composées de psychiatres, de psychologues et d’infirmiers spécialement formés à l’action d’urgence, elles accueillent les personnes en état de choc, mais n’ont pas vocation à les suivre sur le long terme. "Notre première mission, c’est la reconnaissance de la souffrance, y compris quand elle n’est pas physique, explique le docteur Christian Navarre, pionnier des CUMP et auteur de Psy des catastrophes, dix années auprès des victimes (Imago, 2007). Il s’agit d’apporter une réponse immédiate à un moment de chaos. Les gens que nous entourons sont surpris par un deuil auquel ils ne s’attendaient pas. Ils se sont levés sans penser à la mort, et voilà qu’elle les touche sans prévenir."

Aujourd’hui présidente de l’association Entraide et Solidarité AF447, Danielle Lamy a perdu son fils il y a cinq ans, dans l’accident du vol Rio-Paris. Le 1er juin 2009, quand elle est venue le chercher à l’aéroport, l’avion avait disparu, et on ignorait tout du sort de ses 216 passagers. La CUMP (une soixantaine de personnes, ce jour-là) était déjà déployée. "Dans cette attente insupportable, on n’a jamais essayé de nous rassuré, mais on nous a entourés. Des gens étaient présents pour nous soutenir et nous écouter."

Panser les blessures invisibles

C’est cette écoute, justement, qui a cruellement manqué à Sandrine Tricot, dont le mari a péri dans le crash d’Air Algérie avec 115 autres personnes, le 24 juillet dernier. "La cellule a été mise en place après l’officialisation de l’accident, mais c’est pendant l’attente que nous aurions eu besoin de soutien. J’ai appris la disparition de l’avion à la télévision, et j’ai su qu’il n’y avait pas de survivants en regardant François Hollande. Il y a eu défaillance", déplore-t-elle. "Les Français du vol Air Algérie devaient emprunter des correspondances, les lieux d’intervention étaient dispersés. Il n’était pas possible de s’occuper des familles au moment où la nouvelle a été annoncée", explique le professeur Didier Cremniter, psychiatre référent national chargé de l’organisation et de la coordination des CUMP, qui s’est occupé des familles des victimes des vols Rio-Paris et Air Algérie.

Les cellules d’urgence médico-psychologique voient le jour sous l’impulsion du président de la République, Jacques Chirac, après la vague d’attentats terroristes commis en France en 1995. Le secrétaire d’Etat chargé de l’Action humanitaire d’urgence, Xavier Emmanuelli, est chargé de créer une structure à même de soutenir les "blessés psychiques". La "psychiatrie de la catastrophe" héritée de la médecine militaire s’institutionnalise. "Dans ce genre de faits, le drame personne devient public, social, médiatique et politique, analyse Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC). Vous êtes à la fois acteur, parce que vous subissez un évènement, et spectateur, parce qu’il est décliné dans les médias. Cette résonance collective nécessite une réponse adaptée."
Les soignants, des volontaires généralement rattachés à des services hospitaliers, se mobilisent sur ordre du préfet, du Samu ou de l’agence régionale de Santé (ARS). Leur tâche : panser les blessures invisibles. "Nous essayons de restaurer les conditions d’un deuil habituel", résume le professeur Didier Cremniter. Sidération, désespoir et déni, mais aussi colère ou agressivité, l’état de choc se décline de mille façons. Certains proches de victimes cherchent un coupable, crient au complot, tandis que d’autres s’effondrent ou restent prostrés. "Les gens ont parfois l’air d’aller bien, mais ce sont souvent ceux qui semblent les moins atteints qui vont avoir le plus besoin d’aide dans les jours suivants la catastrophe", poursuit Didier Cremniter. "Les premiers temps, lorsqu’on n’avait pas encore retrouvé l’avion, je n’ai pas fait appel à la cellule de soutien, se souvient Danielle Lamy, qui a perdu son fils dans le crash de 2009. On nous avait donné un numéro à appeler, mais moi, j’étais persuadé qu’il s’était posé sur une île. Quand le crash est devenu une réalité, j’ai perdu pied. La cellule a été absolument indispensable."

Les pouvoirs publics préfèrent se couvrir

"Les CUMP sont une victoire des associations de victimes, résume Stéphane Gicquel. Elles sont utiles, mais attention à la surmédicalisation du deuil. La colère, le stress ou l’angoisse sont des sentiments sains." Gare, aussi, à ne pas déployer des cellules pour une broutille. Le flou qui entour les conditions de déclenchement laisse la part belle aux décisions purement politiques. Là où ils pourraient parfois se passer d’une CUMP, les pouvoirs publics préféreront se couvrir ou se faire bien voir. Au grand dam de certains psychiatres, qui déplorent une "survictimisation", quand une société solidaire pourrait suffire.

Le Parisien Magazine du vendredi 5 septembre 2014 - Aude Rossigneux


Nous soutenir

C’est grâce à votre soutien que nous pouvons vous accompagner dans l’ensemble de vos démarches, faire évoluer la prise en charge des victimes par une mobilisation collective, et poursuivre nos actions de défense des droits des victimes de catastrophes et d’attentats.

Soutenir la FENVAC

Ils financent notre action au service des victimes