Quand les mots ne guérissent plus.

Le pli est pris, désormais : dès qu’une catastrophe survient, naufrage, inondation ou attentat terroriste, voilà une cellule psychologique promptement mise en place. Les sinistrés et rescapés y sont conviés pour "verbaliser" leur détresse, pour mettre leur malheur en mots afin de provoquer un phénomène dit d’ "abréaction" qui est censé extérioriser la souffrance en la transformant en paroles.

Cette technique espère ainsi prévenir l’apparition de troubles post-traumatiques. Ce que l’on sait moins, et que la psychologue Sandrine Behaghel explore dans cet ouvrage après avoir elle-même participé à ce genre d’expériences, c’est que l’origine de cette pratique est lourdement marquée par le terreau au sein duquel elle a éclos : celui de l’armée.

Jusque dans les années 1970 en effet, ce qu’on désigne par la "psychiatrie de l’avant" avait un objectif explicite, celui d’éviter d’avoir à prélever du service actif des combattants en état de souffrance morale et psychologique pour les soigner à l’arrière.

Il fallait pouvoir les réexpédier au plus vite au front, ce qui n’était pas sans conséquence sur les méthodes thérapeutiques parfois musclées qu’on y appliquait. Dans la première partie du livre, l’auteure retrace le processus qui a conduit, au cours des années 1970 dans le monde anglo-saxon et dans les années 1980-1990 en France, à introduire dans le domaine civil le "débriefing" des victimes et le "defusing" (désamorçage) de leurs blessures psychiques, après des décennies d’usage dans les conflits du XXe siècle : depuis le deuxième conflit mondial jusqu’aux diverses guerres du Golfe en passant par l’Algérie et le Vietnam.

La pensée magique

Elle montre les contraintes qui accompagnent cette pratique en milieu guerrier, où l’on n’a pas hésité à recourir à l’hypnose ou pis à la "faradisation" (les électrochocs). Or, que ce soit à proximité des champs de bataille ou au bord de zones sinistrées, le remède peut s’avérer pire que le mal. Certaines études montrent que les pourcentages de survivants présentant un état de stress post-traumatique (ESPT) après un débriefing sont supérieurs à ceux qui n’y ont pas été exposés. Même si d’autres enquêtes vont dans un sens différent, la confiance dans le pouvoir thérapeutique tout puissant de l’élaboration par le "dire", se révèle dans ces circonstances plutôt de l’ordre de la pensée magique.

On aurait pu s’attendre à ce que cette réflexion débouche sur une mise en cause des talking cures (la thérapie par la parole) pilier de la théorie freudienne. Mais fidèle au modèle psychanalytique, Sandrine Behaglel se contente de mettre en question l’usage du débriefing précoce et de dénoncer l’illusion de la guérison par l’"abréaction" à laquelle Freud lui-même a rapidement renoncé (non sans volte-face) pour privilégier la lente exploration de l’inconscient par l’analyse.

Pour cette habituée des unités de soins palliatifs, la gestion du traumatisme passe par le dynamisme du narcissisme et une concentration sur les réactions du "je" confronté à la peur et à la possibilité de la mort. Il s’agit de procéder à une entreprise de désillusion, impossible à réaliser dans le contexte de l’urgence et de la proximité du drame. En attendant l’hypothétique succès d’une "pilule antitrauma" (du propanolol, un bêtabloquant qui enraye les réactions de peur), la patience et l’écoute demeurent en somme le bon moyen pour éviter le dévoiement des soins.

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