"La victoire des terroristes serait de nous mener à restreindre nos libertés"

Après six mois de travaux, de rencontres avec les autorités de pays européens, des Etats-Unis et de Turquie et d’auditions en tout genre -services de renseignements, ministres, responsables du culte musulman, personnel pénitentiaire, sociologues, acteurs locaux - la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes du Sénat a rendu son rapport mercredi 8 avril.

Mise en place en octobre, la commission a réajusté son enquête au regard de ce qu’ont révélé les attentats de janvier sur les filières djihadistes et en a tiré 110 propositions. "Je me suis attaché à créer des consensus. Les 110 propositions ont été partagées à l’unanimité par tous les membres de la commission", explique à "l’Obs", Jean-Pierre Sueur , sénateur PS du Loiret et rapporteur.

"Certains points n’ont donc pas été introduits car ils n’étaient pas majoritaires. Les statistiques ethniques, les carrés musulmans dans les cimetières, ou encore l’interdiction de l’arabe dans les mosquées par exemple. Nous avons réfléchi à ce que tout soit constitutionnel."

En préambule de ce rapport, vous soulignez le "caractère relativement tardif de l’implication des autorités françaises" dans la lutte contre la radicalisation djihadiste, une "exception française" dites-vous, alors que nos voisins européens ont pris, certaines mesures bien plus tôt que nous. Comment expliquer ce retard à l’allumage ?

- Les autorités françaises, dans leur ensemble, n’ont pas vu l’ampleur du phénomène. Je ne l’explique pas. En comparaison d’autres pays européens, elles ont minimisé, sans le vouloir, le problème à l’origine. Nous n’avons pas perçu assez tôt le caractère monstrueux de ces départs de Français vers la Syrie et l’Irak.

En 2012 et 2013, on pensait avoir affaire à des cas isolés. Entre le 1er janvier 2014 et le 9 mars 2015, le nombre a augmenté de 84% et nous avons recensé 1.432 ressortissants français présents dans les zones de combat syro-irakienne. Et c’est sans compter ceux que nous n’avons pas pu comptabiliser car nous n’avons pas de trace de leur départ. Depuis, on a mis les bouchées doubles. On a bien fait.

Vous avertissez : la politique préventive contre la radicalisation ne donnera pas de "résultats spectaculaires dans l’immédiat". La bataille va être longue ?

- La France s’est mise au travail de manière très efficace. Depuis les attentats de janvier, un grand nombre d’annonces ont été faites et des décisions ont été prises par le gouvernement. Cette réaction très nerveuse du président et du gouvernement est extrêmement positive et était nécessaire.

Mais certains de nos compatriotes pensent que cette crise ne durera pas, tout au plus quelques mois, et qu’on en sortira. C’est une totale illusion. Le mal est profond, il faudra beaucoup de détermination pour en venir à bout. Avec nos 110 propositions, nous nous inscrivons volontairement dans le long-terme et c’est pour cela que nous avons accordé une grande importance à la prévention dans ce rapport.

D’après vos chiffres, 1.608 personnes en voie de radicalisation ont été signalées au CNAPR (Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation violente). Vous préconisez pour chaque individu un suivi personnel. Cela a-t-il manqué par le passé ?

- Quand on commence à travailler sur ce sujet, on a des mécanismes simples : on se dit qu’il y a des terreaux favorables à la radicalisation comme le décrochage scolaire, les conditions de vie dans certains quartiers, le chômage, la ségrégation… Quand on regarde de près, on voit bien que ces critères ne sont pas à eux seuls déterminants.

Il y a sans doute des corrélations entre des situations de désespérances, de vacuité, de manque de perspectives, mais ce n’est pas automatique. Le sujet déjoue les analyses simplistes. C’est pour cela que les cellules de veille dans les préfectures ne suffisent pas. Il faut un référent par personne en voie de radicalisation qui le suive effectivement et un échange systématique avec les maires, qui sont dans un travail de proximité au quotidien.

Pour prévenir la radicalisation, nous insistons sur la nécessaire formation des enseignants, des travailleurs sociaux, des éducateurs, des personnels de la justice, des magistrats dans chaque Tribunal de grande instance, dans les préfectures… Il faut donc un travail très pointu, très serré sur le terrain.

Les acteurs locaux ont pointé la difficulté à repérer un jeune en voie de radicalisation. Vous insistez sur la mise en œuvre d’une grille de lecture partagée par tous. Comment élaborer une telle grille en évitant la stigmatisation ?

- Vous avez raison, c’est difficile à imaginer. Je ne crois pas qu’il existe une grille magique, unique. Certaines personnes ont cherché à nous vendre cela, comme s’il y avait un phénomène mécaniste. On a utilisé le mot "grille", on a eu tort, c’est simpliste, je parlerai plutôt de faisceau de comportements : il faut des échanges entre tous les travailleur de terrain sur les critères, les facteurs et les signes de radicalisation.

Vous préconisez la possibilité pour un tiers de notifier à un hébergeur internet, un contenu contraire à la loi, d’un simple clic. Ne risque-t-on pas d’assister à une dérive de la suspicion et de la dénonciation ?

- Il faut savoir ce qu’on veut. Si on veut vraiment détecter les apologies de terrorisme et contraindre à leur disparition, il faut sans donner les moyens. C’est peut-être désagréable de demander aux gens de signaler, mais il existe dans le code pénal tout un arsenal qui permet de sanctionner les dénonciations calomnieuses.

Vous êtes très critique envers le CNAPR, créé en avril 2014 pour signaler notamment les cas de radicalisation…

- On l’a visité, ca ne va pas. La plateforme d’écoute est composée de réservistes de la police. Or, il y a des gens qui ont des réticences à téléphoner à la police. Par ailleurs le centre est ouvert de 9 heures à 18 heures, du lundi au vendredi. Nous préférions que cette cellule ait un statut interministériel, qu’elle soit placée ailleurs que dans les locaux de la police à Beauvau et qu’elle fonctionne 24h/24h.

Le rapport aborde la question des services de renseignements pour lesquels vous recommandez notamment un renforcement des moyens. Le projet de loi sur le renseignement qui sera débattu mi-avril suscite les critiques des défenseurs des libertés individuelles. Qu’en pensez-vous ?

- Les quatre propositions de la commission d’enquête sur le sujet sont précises : elles doivent être mises en œuvre sous le contrôle et dans les conditions définies par la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés). Certains membres de la commission y ont été opposés, certains ont même proposé de revoir la loi Informatique et libertés.

Ce n’est pas parce qu’il y a eu ces événements monstrueux en France que nous devons renoncer aux principes qui garantissent le respect de la vie privée et des données individuelles. La plus grande victoire des terroristes serait de nous amener à restreindre le champ de nos libertés.

Les services de renseignements doivent pouvoir accéder à certains fichiers, auxquels ils n’ont pas accès à l’heure actuelle, comme ceux d’Interpol, celui des passeports volés, ou certains fichiers liés au ministère de la Justice. Mais cela doit se faire toujours dans le cadre défini par la loi Informatique et libertés. Sur les croisement de fichiers, la commission dit, qu’il peut y avoir des recherches sur une pluralité de fichiers mais à la condition très claire qu’on ne fasse comme les Etats-Unis.

Les Américains pratiquent, comme le dit très bien Jean-Jacques Urvoas, la pêche au chalut, ils sont capables de pomper des milliards de données et de les croiser. Nous sommes contre ce système-là, nous sommes plutôt pour la pêche au harpon : s’il existe une cible définie, alors il faut les moyens de l’atteindre. On peut intervenir de manière intrusive par rapport aux données personnelles seulement s’il y a une nécessité et un contrôle fait par la justice ou par la commission nouvelle que la loi sur le renseignement prévoit de créer.

Vous notez que 200 Français ont voulu regagner la France. La question des retours est sous-traitée dans le rapport. Les autorités françaises ne vont-elles pas de nouveau accuser un nouveau retard, alors que certains pays comme le Danemark ont mis en place des programmes de déradicalisation des personnes revenues ?

- L’expérience et les données que nous avons obtenu sont limitées. Il est clair que quelqu’un qui revient des zones de combat à d’abord affaire à la justice, c’est normal. Soit il n’a rien à se reprocher et il est en liberté mais la surveillance est nécessaire car le discours peut masquer l’appartenance à un réseau terroriste. Soit il a commis des crimes là-bas, et il est normal que la justice statue. Elle peut alors l’envoyer en prison.

Le cas des retours est à prendre avec beaucoup d’attention. Certaines personnes qui reviennent tiennent un discours stéréotypé de repentis comme si on leur avait appris un texte à tenir. Ceux-là, doivent susciter une certaine méfiance. La question est de savoir si la personne qui revient est un terroriste en puissance ou pas.

Vous préconisez la séparation des détenus radicalisés alors que la mesure a fait l’objet de réserves sur son efficacité...

- On a bien regardé ce qui se passe à la prison de Fresnes, nous sommes allés à la maison d’arrêt de Fleury Merogis. Notre position est claire : les personnes radicalisées sont détenues dans des établissements pour peine donc elles doivent être dans des cellules individuelles.

Deux solutions extrêmes nous ont été présentées : l’une consiste à ne faire aucune distinction avec les autres détenus, dans ce cas c’est le risque de la propagation de la radicalisation. L’autre consiste à faire des regroupements des détenus radicalisés. Les gardiens craignent l’effet cocotte-minute, ça risque d’exploser.

Nous avons trouvé une solution intermédiaire : rassembler les détenus radicalisés par petites unités isolées de 10 à 15 personnes. Cette mesure permet d’éviter une discrimination de la radicalisation et d’avoir des groupes plus restreints avec lesquels on peut mener un travail de dé-radicalisation.

Votre rapport n’est pas chiffré. Avec quels moyens pensez-vous pouvoir mettre en place toutes ces préconisations ?

- Il est évident que ce qu’on propose à un coût, comme l’est le projet de loi sur le renseignement. On propose de renforcer les services de renseignements, le SCRT, le CNAPR, les services du contrôle financier de Tracfin, le renseignement pénitentiaire… Si on ne renforce pas ces postes, si on ne met pas tout en œuvre pour combattre et réduire ce mouvement qui actuellement se développe, cela coûtera beaucoup plus cher.

Source : nouvelobs.com
Auteur : Sarah Diffalah
Date : 08 avril 2015


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