Vingt ans après 1995 : les attentats de Paris, Lyon et Lille reconsidérés

Les relations franco-algériennes ont été marquées depuis la visite officielle du président Bouteflika à Paris en juillet 2000 par une succession de péripéties liées à la revendication algérienne de repentance, adressée par l’Algérie à la France avec des degrés variables de persévérance. Ces événements récents, qui semblent beaucoup plus présents dans la mémoire des Algériens que dans celle des Français, semblent pourtant l’être assez pour leur faire presque oublier des événements plus anciens, tels que les attentats terroristes qui ont frappé ou menacé Paris, Lyon et Lille durant l’été et l’automne 1995, en liaison avec ceux beaucoup plus nombreux et plus graves qui touchaient l’Algérie durant toutes les années 1990. Ils nous imposent un effort de remémoration, mais surtout de réflexion et d’explication.

La France, présidée par François Mitterrand jusqu’au printemps 1995, n’avait pas approuvé l’annulation du second tour des élections législatives algériennes pour éviter une victoire des islamistes en janvier 1992, mais elle ne souhaitait pas davantage leur prise du pouvoir à Alger. Après la formation du gouvernement de cohabitation présidé par Edouard Balladur en 1993, des menaces bientôt suivies d’effets avaient visé les citoyens français présents en Algérie, aboutissant le 25 décembre 1994 à la prise en otage par le GIA sur l’aéroport d’Alger du personnel et des passagers de l’Airbus d’Air France qui avaient été libérés le 26 à Marignane par un assaut du GIGN. Mais cet épisode tragique ne semblait plus d’actualité après l’élection présidentielle française qui avait été remportée par Jacques Chirac sur son « ami de vingt ans » Edouard Balladur.

Au début de l’été 1995, la quiétude des vacances des Français avait été troublée le 11 juillet par l’assassinat de l’imam Saharaoui, membre fondateur du FIS, et de son garde du corps dans la mosquée de la rue Myrrha à Paris, mais rien ne permettait d’imaginer ce qui allait suivre.

Brusquement, le 25 juillet à 17h30, une bouteille de gaz bourrée d’écrous explosa dans le RER parisien à la gare Saint-Michel-Notre-Dame. Le bilan final fut de 8 morts et 117 blessés. Et un grand nombre d’autres attentats ou tentatives d’attentats allaient suivre durant plus de trois mois, à Paris, mais aussi dans les régions lyonnaise et lilloise. Le 17 août à Paris, une nouvelle bombe cachée dans une poubelle fit 16 blessés à Paris, près de la place Charles de Gaulle. Le 26 août, une autre bombe fut découverte sur la ligne TGV près de Lyon. Le 3 septembre, une cocotte-minute remplie de clous et d’écrous fit long feu sur le marché du boulevard Richard-Lenoir, près de la Bastille à Paris, et ne causa que quatre blessés légers. Le lendemain 4 septembre, une bouteille de gaz, réglée pour exploser la veille, fut désamorcée dans des toilettes publiques près d’une école à Paris. Puis le 7 septembre, une voiture piégée explosa à quinze mètres de l’une des entrées de l’école juive Nah’alat Moché, à Villeurbanne, commune mitoyenne de Lyon, dix minutes avant la sortie des 700 enfants présents. Il y eut 14 blessés dont un grave parmi les passants et les parents.

Le lendemain, le plan Vigipirate fut mis en vigueur -et ne fut jamais suspendu jusqu’à aujourd’hui ; le surlendemain, un important coup de filet donnant lieu à 35 interpellations dans les milieux islamistes lyonnais montra que l’enquête progressait, mais c’est à la fin du mois que l’un des principaux organisateurs des attentats, le jeune Khaled Kelkal, fut repéré dans les monts du Lyonnais et tué par les gendarmes le 29 septembre, alors qu’un de ses proches était gravement blessé dans un échange de tirs, et deux autres complices arrêtés.

Deux attentats furent encore commis en octobre à Paris. Le 6 octobre, jour de l’enterrement de Khaled Kelkal, une bombe cachée dans une poubelle explosa près de la station de métro Maison-Blanche ; repérée avant d’exploser, elle ne fit que 12 blessés légers. Puis le 17 octobre, une rame du RER C fut perforée par l’explosion d’une bombe qui blessa une trentaine de personnes entre les stations Musée d’Orsay et Saint-Michel vers 7 heures.

Enfin le 2 novembre, une autre bombe devait être posée au marché de Wazemmes à Lille, mais le responsable de ce projet d’attentat, Smaïn Aït-Ali Belkacem, fut arrêté à l’aube. Des preuves de sa participation antérieure aux attentats de Paris furent trouvées chez lui. Ce fut la fin de cette série noire qui avait causé une inquiétude croissante dans l’opinion publique.

La police et la justice firent donc efficacement leur travail. Les deux principaux organisateurs, Boualem Bensaïd et Smaïn Aït-Ali Belkacem, furent arrêtés à la fin de 1995 et jugés entre le 1er et le 30 octobre 2002. Leur supérieur Rachid Ramda, arrêté à Londres le 4 novembre 1995, ne fut pas extradé vers la France avant décembre 2005, et fut donc jugé en 2006 et 2007. Quant à Ali Touchent, identifié comme le chef du réseau, il aurait été tué en Algérie le 23 mai 1997. Dans tous les procès qui eurent lieu, aucune responsabilité supérieure à celle du GIA ne fut invoquée, mais l’enquête des journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire affirme qu’Ali Touchent était un agent des services secrets algériens. Selon cette même enquête, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré et le président de la République Jacques Chirac auraient fait savoir aux responsables algériens qu’ils n’étaient pas dupes, et que « la France n’accepterait jamais à l’avenir que la Sécurité militaire organise des attentats en France ».

La question doit donc être posée : par qui et avec quelle intention ces attentats ont-ils été décidés ? Dans ce cas comme dans ceux de beaucoup d’autres événements de la guerre civile algérienne, deux schémas principaux d’explication s’opposent : celui des « éradicationnistes » et celui des « dialoguistes ». Pour les premiers, tous les crimes subis par les Algériens et par les Français durant ces années terribles seraient dus à la malignité des terroristes islamistes. Dans ce cas, il faudrait y voir l’effet d’une volonté de généraliser le conflit en impliquant la France, que les islamistes considèreraient comme ayant repris le contrôle de l’Algérie par l’intermédiaire d’une caste de dirigeants militaires et civils connus sous le nom de « parti de la France » (Hizb França). Pour les seconds au contraire, ces attentats auraient eu pour but d’obliger la France à renoncer à ses velléités de neutralité pour apporter au gouvernement algérien toute l’aide militaire, économique et politique qu’il pouvait souhaiter sans se permettre la moindre critique à son égard.

En effet, il semble que la politique du gouvernement français précédent, celui d’Edouard Balladur, avait hésité entre deux lignes contradictoires : le soutien systématique au gouvernement algérien, préconisé par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, et la recherche d’un accord politique entre Algériens, soutenue par le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé. Le nouveau président Jacques Chirac en fit son Premier ministre, et déclara sur TF1 le 10 septembre 1995 : « La France ne soutient ni le gouvernement ni les intégristes. Elle n’aide pas une fraction politique mais un peuple qui sans cette aide sombrerait dans le chaos ». Et pourtant, dès son entrée en fonction, il avait décidé « d’arrêter les contacts non officiels avec les groupes armés algériens ». Il est donc difficile de cataloguer sommairement la politique algérienne de la France, et de choisir ente les deux interprétations opposées des attentats de 1995.

Mais le président Chirac a publié en 2011 un précieux témoignage sur sa réaction à ces événements dans le tome 2 de ses Mémoires. D’après celui-ci, dès l’assassinat de l’imam Sahraoui le 11 juillet, il n’avait écarté aucune hypothèse : « Cette première transposition sur notre territoire du conflit interne à l’Algérie a-t-elle été l’œuvre du GIA, la victime ayant condamné les actes de violence commis contre les étrangers, notamment français ? Ou celle de la Sécurité militaire, à l’heure où les tentatives de reprise du dialogue entre le FIS et le gouvernement sont loin de faire l’unanimité dans les rangs de l’armée algérienne ? La première piste est la plus probable.

Mais il est difficile d’évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale ». Et plus tard, après les premiers attentats aveugles, il approuve la prudence du ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré et il s’accorde avec lui pour estimer « que le problème terroriste auquel nous sommes confrontés est étroitement lié à une situation politique algérienne qui nous échappe. Depuis mon arrivée au pouvoir, la France s’est efforcée de clarifier ses relations, toujours complexes, avec l’Algérie. Au risque de mécontenter les deux parties, j’ai nettement indiqué que la position de notre pays consiste à ne soutenir ni le gouvernement ni les intégristes, mais le seul peuple algérien, qui bénéficie de l’aide de la France comme de celle de l’Union européenne, des Etats-Unis et des grandes institutions financières internationales, la Banque mondiale et le FMI. Ma conviction est qu’une trop grande proximité avec l’Etat algérien, lequel est toujours enclin à soupçonner le gouvernement français d’ingérence, ne servirait, en définitive, qu’à faire le jeu des islamistes ».

Il y avait donc bien une nette divergence entre la position du gouvernement français et celle des autorités algériennes, et même une méfiance qui fut encore aggravée l’année suivante par l’enlèvement par le GIA des sept moines français de l’abbaye de Tibhirine, dont les corps furent retrouvés décapités (avril-mai 1996), puis par l’assassinat de l’évêque d’Oran Monseigneur Claverie, tué par une bombe le 1er août peu après avoir rencontré à Alger le ministre français des affaires étrangères Hervé de Charette. Sans oublier un autre événement plus que troublant : un nouvel attentat à la bombe commis le 4 décembre 1996 à Paris à la station Port-Royal du RER, jamais élucidé ni sanctionné, qui fit 4 morts et 170 blessés .

Le président Chirac ne cache pas dans ses Mémoires que ses relations avec l’Algérie en furent gravement affectées : « Les attentats terroristes perpétrés sur le territoire français deux mois plus tard avaient jeté un sérieux trouble entre nos deux gouvernements. Bien qu’ils furent revendiqués par les groupes islamistes, l’implication de la Sécurité militaire algérienne était aussi parfois évoquée. Alger, qui accusait Paris quand nous appelions son régime à plus de démocratie, s’irritait dans le même temps de notre refus de prendre parti dans la tragédie qui se jouait sur son sol.

Ce contentieux s’était encore envenimé l’année suivante lors de l’enlèvement et de l’assassinat des sept moines de Tibhirine, puis de l’attentat qui avait coûté la vie peu après à l’évêque d’Oran, Pierre Claverie. Bouleversé par cette tragédie et considérant que les autorités algériennes ne s’étaient pas conduites comme il le fallait dans l’un et l’autre cas, je pris alors la décision de surseoir à la signature de notre accord bilatéral de rééchelonnement de leur dette et je fis savoir à Alger que je jugeais inopportun de recevoir l’un ou l’autre de ses ministres à Paris avant plusieurs mois. »

La nomination d’un nouveau Premier ministre, le socialiste Lionel Jospin, à la suite des élections législatives anticipées perdues par Alain Juppé en juin 1997, n’apporta aucune amélioration des relations entre Paris et Alger.

Le chef de l’opposition de gauche avait clairement pris position contre la politique « éradicatrice » d’Alger, mais une fois aux affaires il se montra particulièrement prudent, alors que parvenaient d’Algérie des nouvelles de massacres de civils particulièrement choquantes. Le 29 septembre, dans une interview, il fut très clair : « Nous sommes contre une opposition fanatique et violente qui lutte contre un pouvoir qui lui-même utilise, d’une certaine façon, la violence et la force de l’Etat. Alors, nous sommes obligés d’être assez prudents. (…) Je dois aussi penser aux Français : nous avons déjà été frappés. Je dois veiller à ces questions. Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C’est lourd de dire cela, mais vous comprendrez aussi pourquoi il est de ma responsabilité de le dire ».

Cette longue crise des relations franco-algériennes, aboutissant à une paralysie de la politique algérienne de la France, permet de comprendre l’espoir que le président Chirac plaça dans le retour du président Bouteflika à la tête de l’Etat algérien, et qui lui fit proposer en 2003 la négociation d’un traité d’amitié franco-algérien suivant le modèle du traité franco-allemand de 1963, en négligeant les risques liés à la revendication algérienne de repentance.

Mais elle doit aussi être replacée dans la perspective de la longue durée des relations franco-algériennes. Ces relations avaient connu plus d’une crise depuis 1962, mais jamais elles n’avaient donné lieu à une aussi profonde méfiance entre les deux parties. Même durant la guerre d’indépendance, de 1954 à 1962, la Fédération de France du FLN s’était toujours abstenue de s’attaquer à la population civile française par des attentats aveugles. Par la suite, durant les années 1970 et 1980, Paris et la France avait connu plusieurs vagues d’attentats de groupes extrémistes liés au conflit israélo-palestinien.

Mais le seul précédent comparable à celui de 1995 est celui de la série d’attentats qui frappa Paris de février 1985 à septembre 1986 et qui fit 13 morts et 303 blessés. Liée aux conséquences du conflit libanais dans lequel la France était imprudemment intervenue en 1984, elle était principalement due à la volonté de l’Iran de récupérer la somme investie par le Shah dans le réacteur nucléaire Eurodif, en utilisant un réseau dirigé par l’islamiste tunisien Fouad Ali Saleh, qui invoquait pour se justifier le million et demi de morts de la guerre d’Algérie.

Mais à cette époque, et depuis 1984, les services secrets algériens et français coopéraient étroitement contre les activités en France des groupes terroristes palestiniens, libanais et iraniens . Coopération confiante qui n’était plus qu’un souvenir en 1995.

Crédit photos : Source : Le Figaro.fr Auteur : Guy Pervillé Date : 24/07/2015

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