AZF : Et comprendre et juger ?

Christophe Lèguevaques et Agnès Caséro sont avocats. Ils vont défendre l’association des sinistrés de l’explosion de l’usine AZF survenue à Toulouse le 21 septembre 2001, au cours du procès qui débutera le 23 février 2009. Ils répondent ici à une tribune publiée dans le journal Le Monde le 8 juillet 2008 écrite par leurs confères Me Soulez-Larivière et Me Forman, qui seront, eux, les avocats des prévenus. Sous le titre provocant « comprendre ou juger ? » (Le Monde 8 juillet 2008), nos confrères SOULEZ-LARIVIÈRE et FORMAN développent une idée qui se veut à contre-courant du politiquement correct judiciaire. Ils se veulent les hérauts des prévenus, à défaut d’être les héros de la vérité.

Ils reprochent à la justice d’être entrée dans la « société spectaculaire » en rassemblant dans des procès de masse un grand nombre de victimes. Ils lui reprochent à cette pauvre justice de perdre son temps et de gaspiller l’argent du contribuable« en promettant des têtes et en dévoilant une vérité cachée nécessairement », sans y arriver. Ils n’hésitent pas à comparer les procès des grandes catastrophes à des procès politiques et les prévenus à des victimes expiatoires laisser en pâture à des familles aussi rancunières que refusant de comprendre la vérité technique, pourtant si simple.

Pour eux, le juge pénal n’est pas le bon enquêteur et la faute pénale est dénaturée en suspicion. Enfonçant le clou, ils considèrent que la fonction pédagogique, seule vertu qu’ils reconnaissent à ces procès, serait « un reste de barbarie dans notre civilisation ». Autant le dire, tout net. Nous avons reçu cette tribune comme un coup de poing et plus grave, comme une tentative d’influencer un grand procès à venir dans lequel nos deux confrères vont défendre les prévenus.

Balisant le terrain, se donnant un peu de contenance en s’appuyant sur le dossier du Mont Saint Odile, mais oubliant un peu vite le tunnel sous le Mont-Blanc ou l’explosion de la Mède, nos confrères laissent entendre que dans le dossier AZF qui s’ouvrira à Toulouse le 23 février 2009, le Tribunal devra se montrer courageux et ne pas hésiter à prononcer la relaxe. Evidemment cela n’est pas dit aussi crument mais assurément l’idée y est. Nous, qui représentons l’Association des sinistrés du 21 septembre 2001, qui regroupe une partie des dizaines de milliers de victimes de l’explosion de l’usine AZF, nous ne pouvons que réagir. Réagir pour dénoncer la dérive contenue dans cette tribune ; réagir pour remettre les questions posées en perspective et aborder la difficile question de la défense des victimes après une catastrophe.

Le procès de Toulouse mettra en évidence non seulement des manquements graves et répétés à des règles de sécurité ayant conduit à la catastrophe ; mais aussi, il permettra de faire toute la lumière sur cette affaire. Car, à y regarder de plus près, l’instruction, qui a duré sept ans, laisse un goût amer : toutes les pistes inventées par le groupe TOTAL, ou ses affidés, comme autant de contre-feux (de l’acte terroriste à la primo explosion dans l’usine voisine, sans parler des pistes plus farfelues de la base militaire secrète et souterraine) ont été vérifiées pour mieux être rejetées.

En revanche, le juge d’instruction a toujours refusé d’enquêter sur le groupe TOTAL et sa politique de gestion des risques. Il s’est arrêté aux portes de la filiale propriétaire de l’usine. Et quand, on lui faisait remarquer que cette filiale ne faisait qu’obéir aux instructions de sa société-mère, on croyait entendre la réponse du Président DELEGORGUE lors du procès en diffamation contre Emile Zola au moment de l’affaire Dreyfus : « la question ne sera pas posée » ! Eh bien, TOTAL a des comptes à rendre. Non pas parce qu’elle serait une « deep pocket » et que ses bénéfices records sont indécents ; mais bien plutôt parce que le comportement de ce groupe industriel de premier plan doit être placé sous les projecteurs judiciaires pour être disséqué, analysé et confronté aux conséquences souvent dramatiques des décisions prises dans la tour (d’ivoire ?) de la Défense.

Une fois ce débat contradictoire établi au grand jour, la justice pourra enfin dire jusqu’où remonte la faute pénale. On verra bien si elle aura le courage de sanctionner la tête ou si elle se contentera de frapper les jambes. Mais au moins, la question aura été posée de la responsabilité des dirigeants qui définissent une politique pouvant entraîner des conséquences gravissimes comme à Bhopal ou comme dans l’usine Eternit de Turin.

Nous avons presque un point d’accord avec nos confrères. Nous pourrions être favorables à la création de commission d’enquête aux moyens étendus agissant dans la transparence et n’hésitant à pas à s’attaquer à tous les pouvoirs impliqués dans la catastrophe. Les pouvoirs administratifs et politiques, bien sûr. Mais aussi, les pouvoirs économiques qui, au nom de la compétitivité de nos entreprises, de la protection de l’emploi et du secret industriel n’hésitent pas à cacher des informations, à dissimuler des preuves, voire à déstabiliser ses adversaires et à manipuler l’opinion en trouvant des médias complaisants. Car s’il existe « un reste de barbarie » dans notre civilisation, il se trouve tapi au plus profond du système marchand, pour lequel l’être humain n’est qu’un « stück », une marchandise comme l’a si bien démontré Nicolas KLOTZ dans son film « La question humaine ».

Au fait, savez-vous que dans le dossier AZF, une commission d’enquête s’est réunie dans les deux mois de l’explosion. Ses travaux ont été publiés et sont accessibles sur le site de l’Assemblée nationale. Mais que constate-t-on ? La langue de bois se porte bien, la commission débouche non sur des explications ou des sanctions mais sur une nouvelle loi qui vient s’ajouter aux précédentes. Dès lors, on ne peut qu’être d’accord avec l’association « Plus jamais ça » qui considère que cette tribune participe à la stratégie tenue par le groupe TOTAL et son défenseur depuis l’explosion : produire de la confusion.

Nous attendons sereinement le procès à venir et nous n’essaierons pas de préempter le débat public par des prises de position intempestives. Mais nous restons vigilants. Ne serait-ce pour rappeler que lors d’une catastrophe, les victimes sont « confrontées de manière soudaine avec le réel de la mort » (Dr CROCQ). Ainsi, par la longue maïeutique du procès c’est tout un processus de restitution de la dignité perdue qui se met en branle.

Nous n’établissons pas de hiérarchie entre les droits de la victime et le nécessaire respect des droits de la défense. Nous souhaitons le respect de l’égalité des armes, même si cela est parfois ardu entre un groupe qui réalise des profits gigantesques et des personnes isolées face à leur angoisse. Le procès permettra alors de comprendre et de juger. Quant à la durée des procédures, tout en renvoyant nos confrères à Sophocle (« Qui juge lentement, juge surement »), nous pensons qu’il existe des techniques permettant d’établir plus rapidement la vérité, ne serait-ce qu’en contraignant ceux qui détiennent les informations de les communiquer.

pourquoi pas une action collective pour les catastrophes, assortie de dommages et intérêts punitifs pour lutter contre l’aléa moral...

Mediapart, Christophe Lèguevaques et Agnès Caséro, avocats, 23 juillet 2008


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