Pourquoi la Russie brûle

Les gigantesques incendies - comme la surmortalité provoquée par la canicule - ont pris de court les autorités. Ils révèlent la désorganisation des moyens de l’Etat et des régions. De même que les dangers d’une politique qui néglige l’environnement.

Contre les flammes d’un jaune orangé, plus hautes qu’un immeuble, qui avançaient vers son village de Mokhovoïe, à quelque 100 kilomètres de Moscou, Alexandre, instituteur d’école, se battait avec une pelle. "La ligne à haute tension a fondu sous l’effet de la chaleur, explique-t-il. Quand les pompiers sont enfin arrivés, ils manquaient de matériel et d’eau. J’ai cherché à alerter le bureau du gouverneur de la région de Moscou, Boris Gromov, afin que les autorités nous envoient un hélicoptère. Mais rien n’est arrivé. Les habitants sont partis comme ils pouvaient, à pied, en voiture... Nous avons été abandonnés à nous-mêmes."

La sécheresse et la canicule exceptionnelle qui frappent la Russie centrale depuis cinq semaines, en particulier dans les régions de l’Ouest, ont créé les conditions d’une catastrophe. Au début de la semaine, dans ce pays où toutes les statistiques sont sujettes à caution, près de 200 000 hectares étaient en flammes, plus d’une cinquantaine de personnes auraient été tuées dans les incendies et plus de 3 000 seraient sans abri.

Une communication fidèle aux canons de l’époque soviétique

Dans les jours à venir, cependant, la canicule, plutôt que les feux de forêt, pourrait devenir la principale cause de mortalité. En début de semaine, déjà, le nombre des décès enregistrés chaque jour dans la capitale était en moyenne de 700, contre 360 ou 380 en temps normal. Craignant sans doute d’être accusé de négligence, le gouvernement se veut rassurant - il en alla de même en France, en août 2003. Résultat : il est difficile de distinguer les vraies informations des simples rumeurs.

A en croire les confidences d’un médecin urgentiste sur son blog, par exemple, lui et ses confrères se voient interdire d’indiquer que le "coup de chaleur" serait une cause de décès. Dans la morgue de son hôpital, ajoute-t-il, la chambre frigorifique serait déjà pleine : les cadavres récemment arrivés ont dû être stockés dans une cave du bâtiment. Directeurs de pompes funèbres, fossoyeurs, employés de morgues ou de crématoriums confirment une importante surmortalité.

Mais les responsables fédéraux et municipaux de la santé, pour leur part, ont longtemps préféré entretenir une atmosphère de secret. "Je ne donnerai pas les chiffres, pour ne pas faire monter la tension", a expliqué, le 6 août, Tatiana Popova, porte-parole des services sanitaires de Moscou. Sans comprendre, semble-t-il, que la formulation même de sa phrase était de nature à inquiéter.

L’annonce tardive de l’ouverture de quelque 120 centres "antifumée" climatisés à Moscou, où les résidents étouffent sous un brouillard de cendres apporté par des vents de sud-est, n’a pas suffi à calmer la colère des habitants. "On nous dit que tout est sous contrôle, explique Tatiana, une ingénieure moscovite. Mais on nous ment ! Quand une base militaire a brûlé dans la région de Kalouga [au sud-ouest de la capitale], les porte-parole de l’armée eux-mêmes ont mis une semaine avant de reconnaître la simple existence de la base !" L’état d’urgence a été décrété le 9 août autour d’un centre de retraitement et de stockage de déchets nucléaires, à Maïak, à 2000 kilomètres à l’est de Moscou, en raison de la propagation des incendies dans la région (voir l’encadré ci-contre).

De nombreux feux de forêt se produisent chaque année dans le pays, mais la plupart se déclarent dans des régions peu habitées de Sibérie, où ils n’affectent personne ou presque. En revanche, les incendies en Russie centrale sont plus rares. Prises de court, les autorités ont réagi en appliquant une politique de communication fidèle aux canons de l’époque soviétique. Ainsi, l’accent a été mis sur le caractère extraordinaire des événements : le directeur des services météorologiques n’a pas hésité, le 9 août, à décrire la canicule actuelle comme étant la pire depuis un millénaire... oubliant sans doute que les registres d’observation remontent à cent trente ans.

Le Premier ministre, Vladimir Poutine, a promis des aides généreuses à ceux qui ont perdu leur habitation, et annoncé qu’il suivrait l’évolution des travaux de reconstruction en personne à l’aide de caméras vidéo ! Quant au président Dmitri Medvedev, il a cru bon d’établir un fonds d’aide privé sur lequel il a versé 350 000 roubles (8 600 euros) de sa poche. Enfin, le gouvernement central multiplie les attaques contre les gouverneurs et autres fonctionnaires locaux, jugés responsables de la catastrophe.

Tout cela suffira-t-il à détourner les critiques des Russes ? Pas sûr. Lorsque Vladimir Poutine s’est rendu dans un village de la région de Nijni Novgorod pour évoquer les indemnités financières à venir, une femme a crié : "Vous n’avez rien fait, tout est en train de brûler, cessez de faire des promesses. Nous avons demandé votre secours. Nous avions confiance en vous. Pourquoi personne n’est venu à l’aide ?" La séquence vidéo fait un tabac sur le site YouTube.

"A l’époque communiste, rappelle un internaute de la région de Tver, au nord-ouest de Moscou, nous avions trois réservoirs d’eau à proximité, il y avait une cloche que les habitants devaient sonner en cas d’incendie et un camion de pompiers." A présent, ajoute-t-il, les plans d’eau et le camion ont disparu ; quant à la cloche, elle a été remplacée par un téléphone d’urgence... qui n’a jamais été raccordé au réseau.

Aucun moyen n’est dédié à la protection de la forêt

De fait, malgré un attachement ancien à la forêt, dont témoignent les textes de Tchekhov et de Tourgueniev, les Russes n’ont jamais développé une culture de lutte anti-incendie ou, plus généralement, de protection de l’environnement. Hormis Greenpeace et le World Wide Fund for Nature (WWF), à l’efficacité contestée, les associations spécialisées se consacrent souvent à la défense d’une seule cause - la lutte contre la pollution du lac Baïkal, par exemple. Elles n’ont guère les moyens de peser à l’échelle fédérale. Or une série de réformes, depuis l’implosion du régime soviétique, ont amplifié les périls.

"Sitôt arrivé au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine, décidé à redresser l’économie, a cherché à développer l’exploitation des ressources naturelles du pays, à commencer par les hydrocar-bures, rappelle Marie-Hélène Mandrillon, historienne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il supprime alors le ministère de l’Environnement, créé douze ans plus tôt sous Mikhaïl Gorbatchev, à l’époque soviétique. Ensuite, à partir de 2004, Poutine a progressivement dissous l’Agence fédérale de la forêt. Avec le nouveau Code forestier, adopté en 2007, aucun moyen humain ou technique n’est dédié à sa protection.

La responsabilité de cette veille revient aux régions, ce qui pose de gros problèmes quand les flammes se propagent d’un territoire administratif à un autre... Désormais, l’Etat central n’accorde plus la moindre valeur à la forêt, en particulier dans l’ouest du pays. Du point de vue de Moscou, le bois demande de trop gros investissements pour de trop faibles revenus, surtout comparé aux hydrocarbures."

Voilà pourquoi, au fond, la Russie brûle... Engagé dans une économie rentière, aux dépens d’un effort d’investissement dans les services ou dans l’industrie, hormis le secteur militaire, Moscou exploite, sans précautions particulières, la nature et ses ressources. C’est une politique à court terme et, aussi, à courte vue. Sur ce plan comme sur d’autres, la catastrophe de cet été aura servi de révélateur.


Un risque radioactif ?

Sites nucléaires et matières fissibles mis en péril par les flammes, sols irradiés par les retombées de Tchernobyl : les feux qui ravagent la Russie, provoquant une série de pollutions atmosphériques toxiques, ravivent les inquiétudes quant à une autre menace. L’embrasement pourrait-il engendrer un retour de flamme radioactif ?

"Les radionucléides redéposés après les essais nucléaires atmosphériques [conduits par l’URSS entre 1949 et 1962] ou en provenance d’installations nucléaires sont remobilisés par les incendies", rappelait dès 2007 un rapport de l’association écologiste française Robin des Bois. Or, chaque année, des milliers d’incendies de plus ou moins grande ampleur se déclarent dans les régions de Russie (mais aussi de Biélorussie et d’Ukraine) contaminées en 1986 lors de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. En 2003, les émissions radioactives des incendies de forêts de résineux de l’est du Kazakhstan, à proximité du centre d’essais nucléaires de Semipalatinsk, ont même été enregistrées au Canada.
Face aux interrogations, les premières réponses de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) se veulent mesurées. Elles confirment que le phénomène concerne essentiellement le césium 137. Ce dernier n’est qu’un très faible contributeur de la radioactivité de l’air.

"Les niveaux d’activité [du césium 137] susceptibles d’être observés en France à la suite de tels phénomènes ne sont pas de nature à provoquer une inquiétude d’ordre sanitaire", en conclut l’IRSN. Ces variations de concentration seraient si faibles que certains instruments de détection ne peuvent les mesurer. Il faudra sans doute attendre le résultat de détections plus fines pour en savoir davantage. A condition, toutefois, que l’Hexagone soit sur la route du panache de fumée. En clair, que nous connaissions l’influence de vents venant de l’est et du nord-est. Ils proviennent actuellement plutôt du nord-ouest.

Par Alla Chevelkina, Marc Epstein, l’Express.fr, publié le 10/08/2010


Nous soutenir

C’est grâce à votre soutien que nous pouvons vous accompagner dans l’ensemble de vos démarches, faire évoluer la prise en charge des victimes par une mobilisation collective, et poursuivre nos actions de défense des droits des victimes de catastrophes et d’attentats.

Soutenir la FENVAC

Ils financent notre action au service des victimes