RIO-PARIS : Air France se décharge sur Airbus

Coup de théâtre dans l’affaire du crash du vol Rio-Paris d’Air France, qui a fait 228 morts le 1er juin 2009. L’avocat de la compagnie, Fernand Garnault, a remis fin septembre à la juge d’instruction Sylvia Zimmermann, en charge de l’enquête pour homicides involontaires, un mémorandum qui charge violemment Airbus. Dans ce document et ses 16 annexes, auxquels Libération a eu accès en exclusivité, Air France accuse le constructeur d’avoir ignoré ses nombreuses alertes sur les sondes Pitot. Or la défaillance de cet équipement est, selon les experts judiciaires, le seul « facteur contributif » certain de l’accident.

« Injuste ». Air France écrit qu’Airbus et Thales (le fabricant français des sondes) l’ont laissée, pendant les dix mois qui ont précédé le crash, « sans recommandations ni solutions pérennes palliant ce problème », alors même qu’ils connaissaient « la criticité et la dangerosité de ces pannes ».

Cette attaque contre l’un des deux grands constructeurs mondiaux est très rare dans le monde de l’aéronautique, réputé pour sa solidarité. La démarche est d’autant plus étonnante que la juge n’a encore mis personne en examen. « Je n’ai jamais vu ça à ce stade de la procédure ! » s’exclame un connaisseur.

Air France et son avocat n’ont pas souhaité faire de commentaire. Ils écrivent que le mémorandum est motivé par le « caractère injuste » des attaques dont la compagnie a fait l’objet de la part de pilotes et de familles des victimes, qui estiment qu’elle n’a pas agi assez vite au sujet des sondes. « La compagnie a eu et a encore le sentiment que lui sont imputées à tort des négligences, voire des erreurs, qu’elle n’a pas commises. »

Air France devait donc contre-attaquer pour préserver son image. D’autant plus que les experts judiciaires doivent rendre leur rapport définitif le 31 décembre. En faisant valoir ses arguments dès maintenant, la compagnie se donne les moyens de peser sur leurs conclusions. Et de jouer un rôle dans l’enquête judiciaire, dont elle est pour le moment exclue. C’est sans doute pour avoir accès au dossier de l’instruction qu’Air France a, selon nos informations, demandé à se constituer partie civile. Cette requête, qui lui aurait donné le statut de victime, a été refusée par la juge.

Facture. Il y a enfin l’enjeu financier des indemnisations. Si la justice française est peu généreuse envers les victimes de crashs, l’assureur d’Air France a été condamné par un juge brésilien à verser 1,15 million d’euros à une famille. Or, 40 procédures sont en cours au Brésil et autant aux Etats-Unis, où les indemnisations peuvent atteindre 4 millions par personne. Air France préférerait bien sûr que ce soit Airbus qui règle la facture.

Contacté par Libération, l’avionneur n’a pas souhaité apporter de commentaires. « Cette bataille judiciaire va faire du mal à Air France comme à nous », déplore en privé un cadre d’Airbus. Un grand déballage en revanche espéré par certaines parties civiles, qui y voient une chance que la « vérité » soit faite.

Libération - Yann PHILIPPIN - 26 novembre 2010


L’avionneur aurait laissé trainer

Le 1er juin 2009, l’A330 d’Air France qui relie Rio à Paris croise à 10 600 mètres lorsqu’il est victime d’une panne des sondes Pitot - qui mesurent la vitesse -, très probablement bouchées par des cristaux de glace. Cela provoque de nombreuses défaillances des systèmes de l’avion, alors même que le pilote vole de nuit et traverse une zone de turbulences. L’Airbus s’écrase dans l’Atlantique quatre minutes plus tard. Si Air France estime qu’il « est impossible d’établir avec certitude un lien de cause à effet » entre les sondes et l’accident, elle souligne dans son mémorandum adressé à la juge que ce dysfonctionnement est « un constat technique objectif et incontestable ». Les Pitot Thales AA ont d’ailleurs été interdites après le crash par l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA), au profit du modèle de l’américain Goodrich.

Or Air France avait connu, au cours des dix mois précédant le crash, 15 incidents similaires de givrage des sondes Thales AA à haute altitude, sur le même type d’avions. La compagnie a joint au dossier seize documents qui retracent ses relations avec Airbus. Lesquels démontrent, selon elle, que l’avionneur est resté sourd à ses demandes répétées pour résoudre le problème.

L’absence de « solutions » d’Airbus

Air France alerte Airbus une première fois le 30 juillet 2008 suite à deux premiers incidents, en mai et en juillet. Elle récidive le 30 septembre, après une série de quatre nouveaux givrages Pitot en l’espace d’un mois. « Les nombreux cas survenus lors des quatre derniers mois représentent une grande inquiétude pour Air France car la sécurité est en cause », insiste la compagnie dans un mail. Elle demande notamment si la nouvelle sonde Thales BA, proposée en option depuis l’année précédente et décrite dans le document officiel d’Airbus comme plus résistante au « givrage », peut apporter une solution.

Airbus répond deux jours plus tard. L’avionneur confirme que « la cause fondamentale [des incidents] est le blocage de la sonde Pitot, due à une accumulation rapide de cristaux de glace ». Par contre, Airbus écrit que, contrairement à ce qu’il indiquait en 2007, il ne « s’attend pas » à ce que la sonde BA « apporte une amélioration significative de la performance en matière de givrage ». Il corrigera d’ailleurs deux mois plus tard son « bulletin de service » en supprimant toute mention de « l’amélioration » apportée par la sonde en la matière. Airbus tente de rassurer en précisant que ses Pitot « remplissent ou excèdent les exigences réglementaires ».

Cela ne suffit pas à Air France. « Quand prévoyez-vous de rendre disponible un nouveau design de sonde qui corrige le problème ? » demande la compagnie. « Nous ne [le] prévoyons pas », répond Airbus, le 14 octobre 2008, par mail. L’avionneur y joint une étude très instructive sur les incidents de givrage survenus sur l’ensemble de ses A330-340 ces cinq dernières années. Il y en a eu 23 avec les Thales AA, seulement 2 avec les Goodrich (qui datent du milieu des années 90), et aucun avec les BA (non significatif vu le peu de modèles en service). Cette étude est passée en revue le 24 novembre 2008 lors d’une réunion à Roissy. Vu les résultats, Air France demande à Airbus l’autorisation de remplacer ses sondes par des Goodrich, celles-là même qui seront rendues obligatoires après le crash. Après deux nouveaux incidents, Air France réclame, le 7 avril 2009, une solution « le plus vite possible ».

Le 15 avril, l’avionneur écrit que, suite à des tests réalisés par Thales, il est finalement possible que la sonde BA soit meilleure, et propose de l’expérimenter. Airbus déconseille alors de passer chez Goodrich, qui n’a pas fait de tests et manquerait de sondes disponibles. Air France accepte. Mais l’A330 du Rio-Paris ne recevra pas ses nouveaux Pitot à temps. Air France dénonce aujourd’hui « les discours contradictoires » de l’avionneur et le fait qu’il n’a « donné aucune suite » à sa demande d’installation des Goodrich. Une source proche de l’avionneur réplique qu’il aurait suffi qu’Air France envoie une « requête de changement », comme le prévoit la réglementation. Selon lui, Airbus n’a jamais reçu un tel document.

L’avionneur connaissait la « dangerosité »

Selon Air France, « Airbus et Thales [ne lui] ont jamais fait part d’une quelconque dangerosité » des incidents frappant les sondes, alors même que Thales « avait signalé la criticité et la dangerosité de ces pannes ». « La perte de ces données [anémométriques] peut provoquer des crashs d’avions, en particulier en cas de givrage des sondes », écrivait en effet l’équipementier en mars 2006 dans un document consacré au projet de recherche Adeline, auquel participait également Airbus. D’autres éléments disséminés dans les documents peuvent laisser penser qu’Airbus avait conscience du danger. Il indique par exemple à Air France « qu’une revue des procédures opérationnelles » que les pilotes doivent appliquer « est en cours pour discuter de possibles améliorations ». Ce qui semble indiquer que le givrage des sondes était susceptible de mettre les pilotes en difficulté. La compagnie Air Caraïbes, victime des mêmes incidents de givrage pendant l’été 2008, s’était plainte auprès d’Airbus de « toute la difficulté rencontrée par l’équipage pour l’application de la check-list ».

De plus, Airbus indique à Air France, le 24 novembre 2008, qu’il a « développé » au début de l’année « une solution pour aider l’équipage à voler » en toute sécurité lorsqu’il perd les indications de vitesse. Ce système de secours, baptisé BUSS, était proposé comme une option payante. Lufthansa a choisi d’en doter ses A330, pas Air France.

Enfin, un document d’Airbus indique que l’ancien modèle de sonde Goodrich avait subi « au moins cinq » incidents de givrage entre 1994 et 1996. A l’époque, Airbus avait trouvé le problème suffisamment sérieux pour imposer à l’américain de concevoir un nouveau Pitot (celui en service aujourd’hui). L’avionneur n’a pas jugé nécessaire de faire la même chose en 2008 avec Thales, alors que sa sonde AA avait connu 23 incidents en cinq ans.

Le mystère du « pic » d’incidents

A la fin de son mémorandum, Air France suggère à la juge de se pencher sur l’« apparition soudaine » des incidents au printemps 2008, après « plus de dix ans » d’exploitation de l’avion. En avril 2009, Airbus constate aussi ce « pic soudain », puisque la moitié des incidents survenus depuis quinze ans au niveau mondial « ont été concentrés dans les quinze derniers mois ». Selon nos informations, Air France soupçonne une modification effectuée par Airbus. La compagnie aérienne joint aussi au dossier un comparatif des sondes Airbus et Boeing, suggérant que celles de l’américain sont meilleures.

Cela ressemble fort à une contre-attaque à l’attention des experts judiciaires. Dans leur rapport d’étape, ces derniers s’interrogeaient sur la fréquence de la maintenance des sondes chez Air France (plusieurs modèles saisis par la justice étaient « très dégradés »). Airbus souligne pour sa part dans un mail d’avril 2009 que la compagnie tricolore est « l’une des flottes avec le plus de cas rapportés » - la moitié des incidents mondiaux à elle seule en 2008-2009. Cette phrase confirme les confidences faites hors micro ces derniers mois par des cadres d’Airbus, qui se disent convaincus qu’il y a un problème spécifique chez Air France.

Libération - Yann PHILIPPIN - 26 novembre 2010


L’offensive des parties civiles

Le ministère de l’Ecologie a annoncé hier soir le lancement d’une quatrième phase de recherche de l’épave au fond de l’Atlantique. Selon nos informations, elle devrait démarrer en février pour trois mois. La découverte des boîtes noires de l’appareil constitue le seul espoir d’obtenir une certitude sur les causes du crash. De quoi satisfaire les parties civiles (associations de familles de victimes et syndicats de pilotes), qui avaient critiqué le rapport préliminaire remis en avril par les experts judiciaires. Ils avaient qualifié le givrage des sondes d’« élément contributif », sans en faire la cause du crash. Or sans cause, il n’y a pas de responsables, donc pas de procès.

Les parties civiles ont tenté de renverser la vapeur. Leurs avocats ont envoyé leurs observations, ainsi que des « demandes d’actes » à la juge d’instruction. L’objectif : infléchir le cours de l’enquête avant la remise du rapport définitif des experts, prévue le 31 décembre. Premier angle d’attaque : démontrer que les sondes ont bien causé l’accident. C’est la conviction de Gérard Arnoux, président du syndicat de pilotes UFPL et coauteur d’un rapport remis à la juge en octobre 2009. Il écrit que le givrage a provoqué 24 anomalies, forçant l’équipage à 13 procédures dans un temps très court. Une surcharge de travail qui suffit selon lui à expliquer le crash et discrédite la thèse d’une « éventuelle erreur de pilotage ».

Les parties civiles soulignent également que le risque lié aux sondes a été sous-estimé. Airbus et l’Agence européenne de sécurité aérienne (EASA) l’ont classé comme « majeur ». Roland Rappaport et Claire Hocquet, avocats du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), affirment qu’il s’agissait en fait, selon la réglementation aérienne, d’un risque « critique ». L’EASA a même proposé, après le crash, qu’il soit désormais classé comme « catastrophique ». Ce détail est crucial, car un risque « critique » ou « catastrophique » constitue, toujours selon la loi, une « condition dangereuse » (« unsafe condition »), qui doit obligatoirement être signalée par les constructeurs puis corrigée par les autorités. Si les parties civiles parviennent à convaincre la juge sur ce point, cette dernière pourra alors passer au crible les éventuelles responsabilités d’Air France, d’Airbus et des autorités en charge de la sécurité aérienne (DGAC, BEA et EASA). Or, les problèmes des sondes étaient connus depuis longtemps. Les exigences de certification en matière de givrage, fixées en 1953, « étaient obsolètes à l’époque de l’accident » car elles ne tenaient pas compte de l’altitude à laquelle volent les avions modernes, écrivent Mes Rappaport et Hocquet. Un problème reconnu par écrit dès 1999 par l’équivalent allemand du BEA, puis en 2007 par l’EASA, ajoute Alain Jakubowicz, avocat de l’association Entraide et Solidarité AF-447.

Enfin, toutes les parties civiles expriment leurs doutes sur l’indépendance de certains des cinq experts judiciaires, l’un d’entre eux étant un ancien d’Air France et un second, pilote contrôleur à la DGAC. Le SNPL réclame leurs CV « détaillés » et leurs éventuels « liens » d’intérêts pour « apprécier » s’ils « peuvent poursuivre leurs opérations d’expertise ou s’il convient de les remplacer immédiatement », tandis qu’Entraide et Solidarité AF-447 suggère la nomination d’un expert étranger et d’un spécialiste des sondes. S’ils ne sont pas satisfaits du rapport final rendu en décembre, les parties civiles pourront encore demander une contre-expertise.

Libération - Yann PHILIPPIN - 26 novembre 2010


Airbus discret sur son vol d’essai

En reconstituant, au printemps, les conditions du vol Rio-Paris, l’avionneur a constaté un givrage des sondes et des soucis de détection météo.

L’événement a été évoqué début novembre lors d’une conférence scientifique à Toulouse. Selon nos informations, Airbus a mené au printemps une campagne d’essais pour reconstituer les conditions du vol AF-447 Rio-Paris. L’avionneur a dépêché un A340 en Australie et en Guyane, où il a volé à haute altitude dans les amas de cumulonimbus, ces nuages dangereux (turbulences, grêle, glace) à proximité desquels le drame a eu lieu. L’objectif : tenter de comprendre comment la météo a pu affecter les sondes Pitot sur l’A330 d’Air France.

La mission a livré deux conclusions. Tout d’abord, l’appareil d’essai a bien constaté un givrage des sondes de mesure de vitesse, qui peuvent être bouchées par des cristaux de glace. Ce qui confirme le diagnostic réalisé par Airbus en 2008 suite aux premiers incidents survenus chez Air France. La perte des indications de vitesse provoque bel et bien des anomalies dans les systèmes de l’avion et la déconnexion de certains automatismes qui protège l’appareil contre le décrochage.

Plus intéressant encore, la mission a montré que dans certaines zones orageuses, la présence de cristaux de glace n’a pas été détectée par le radar météo. Ce point est crucial car il apporte une réponse possible à la question que tous les experts se sont posée au lendemain du crash : pourquoi le pilote du vol AF-447 s’est-t-il engagé dans un tel amas nuageux ? Il pourrait en fait ne pas avoir eu l’information. Lors d’un incident de givrage survenu le 16 août 2008 chez Air France, le pilote avait d’ailleurs constaté : « Pas de phénomène orageux (rien au radar météo). »

Impossible à ce stade de dire si le radar est en cause. Surtout qu’il est conçu pour détecter les amas nuageux, pas la glace. Fin septembre, Air France a décidé de changer certains anciens modèles équipant une partie de ses A320, accusés par ses pilotes de ne pas assez bien détecter les orages. Airbus a transmis les résultats de sa campagne d’essais au Bureau d’enquêtes et d’analyses, qui jugera s’il y a lieu de faire des recommandations. Il n’y a a priori pas lieu de s’inquiéter : les sondes en service lors du crash ont été remplacées par des modèles plus robustes.

Libération - Yann PHILIPPIN - 26 novembre 2010


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