AZF : La dérive américaine

Il était plus de huit heures, les avocats des parties civiles, Maîtres Bisseuil, Carrere, Casero, Levy, Topaloff, ne tenaient plus en place. Le ministère public bouillait, la mine sombre. On sentait venir l’incident. Depuis plus d’une heure, Joseph Domenech, ingénieur civil des mines, membre de la commission interne de Grande Paroisse depuis 2001, s’employait avec force moyen informatique et vidéo à réduire en miettes les conclusions des experts judiciaires. Le témoin de la défense, au profil d’expert, intervenait après l’exposé de Daniel Van Schendel, un des experts judiciaires, consacré à l’analyse de 42 témoignages sélectionnés et retenus par les magistrats instructeurs. On était à la croisée des expertises et des témoignages, un coin de campagne aussi accueillant qu’une croupe de Marne en septembre 1914.

Les expertises sont une des lignes de front de ce procès. Celle où il ne faut pas céder un pouce de terrain. La bataille à ne pas perdre, pour le ministère public et les parties civiles. Le travail du collège des experts est une des cibles sur laquelle la défense concentre le feu de ses pièces d’artillerie. La raison en est simple : Les experts ont conclu à une cause d’explosion accidentelle provoquée par le mélange de deux produits fabriqués sur le site à la suite de négligences de dysfonctionnements et de non-respect des règlements. Dès le début de l’instruction, la défense a commencé un travail de sape en mobilisant les relais médiatiques, policiers, universitaires, scientifiques de Total.Pas négligeable. Les uns et les autres ont été chargés avec leurs moyens de réduire à néant la crédibilité du collège des experts judiciaires. Compétence, zéro, indépendance, zéro, objectivité, itou.

Et, puis, expertises et témoignages ne font pas forcément bon ménage. Ce sont deux univers que tout oppose, qui se contrarient. L’objectif contre le subjectif. L’intime conviction contre la démonstration scientifique. Les sens, contre la technique. La vérité d’un être contre celle, impersonnelle, d’un savoir. Le soi, contre la mise à distance.

Comment arracher de soi le ressenti d’une explosion, d’un événement traumatisant ? Comment se délivrer de cette vérité absolue de l’instant où se mêlent peur ,angoisse, panique, et parfois blessures ? On a entendu deux explosions. Comment accepter que l’on ait d’abord ressenti une onde sismique puis perçu le son avec le passage du souffle ? On mentirait alors. On a failli perdre femme, enfants mari, et on mentirait. Intolérable soupçon contre une vérité inséparable de celui ou celle qui l’exprime. Renforcée par celle des autres. Eux aussi ils ont entendu deux explosions. Nous sommes des milliers. Nous disons la vérité de nos oreilles, de nos yeux, de nos tripes. La vérité sortie du corps dans la peur animale d’une mort violente. Dans l’angoisse du lendemain, quand on accuse le coup, que l’on prend conscience. Cette vérité qui nous rattache à l’explosion, et aux autres, à tous ceux qui l’ont vécu.

Des témoignages, aussi sincères soient-ils, peuvent ils apporter une réponse à un tel événement ? Suffire à l’expliquer ? Servir d’unique base au travail technique, scientifique effectué ? lui être opposé ? Qui peut le croire ? La défense ? Elle a multiplié les expertises privées et fait faire des expériences dans des laboratoires en France en Russie, en Grande-Bretagne. En tout cas, Joseph Domenech fait comme si. Quand un témoin affirme qu’il s’est écoulé huit secondes, ou trois ou quinze, il lance ses équations, ses calculs, il, avance comme un ingénieur construit un pont. la perception d’un bruit, la vision d’un éclair, l’évaluation d’un temps, tout ce qui est dit est acquis, utilisé comme une table de résistance des matériaux. « On s’appuie sur des témoignages nécessairement subjectifs, et vous leur appliquez des méthodes mathématiques, scientifiques » objecte le président, avant de donner la parole à des parties civiles furieuses. Si les données des démonstrations de Joseph Domenech sont sujettes à caution, son travail a involontairement levé un coin de voile sur les moyens mis en œuvre par la Total pour assurer sa défense.

Reconstitutions de parcours filmés en vidéo, diagrammes, schémas, le tribunal a eu droit à une véritable contre expertise. La voilà la fureur des parties civiles et du ministère public. « il n’est plus acceptable que la défense bafoue de telle façon le principe de l’égalité des armes. Elle présente des contre rapports qui ne sont pas dans la procédure, qui ne sont communiqués ni au tribunal, ni au ministère public, ni aux parties civiles ». Les parties civiles annoncent que dans ces conditions, elles ne poseront pas de questions aux témoins. Patrice Michel, Le procureur se lève : « Il n’y aura aucune question, trop c’est trop ». Le ministère public dénonce une nouvelle fois la dérive vers un système à l’américaine. « Ce qui se passe est intolérable. Après six ans d’instruction, nous avons un témoin qui a fait une contre expertise judiciaire dont personne n’a eu connaissance ». De fait, on peut s’étonner de voir apparaître en 2009 la réponse à un rapport qui date de juin 2006. D’autant que la défense a multiplié les demandes d’actes. « Il s’est passé 14 mois sans que la défense ne dépose ce rapport, c’est inéquitable, il n’y a pas égalité des armes » ajoute le ministère public avant de donner son avis sur la stratégie des avocats de Total : « Comment peut-on répondre à cette expertise ? il faut que le tribunal demande un supplément d’information, et la défense le sait ». Un bon moyen de retarder l’avancée des débats. Maître Soulez-Larivière traverse l’allée centrale de la salle d’audience pour communiquer aux parties civiles le CD de l’intervention de Joseph Domenech. Ils étaient prêts.

Le Nouvel Observateur - J.J.Chiquelin

8 avril 2009

Crédit photos : Plus d’infos ... Suivre le procès sur le blog de la Dépêche du Midi Les 1O points clés de l’affaire AZF par Me Bisseuil Association des familles endeuillées AZF Toulouse

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