Françoise Rudetzki, le terrorisme ne l’a pas brisée

Trois ans après avoir dissous SOS Attentats, elle remonte au créneau pour défendre les victimes. Malgré la souffrance physique qu’elle endure depuis bientôt vingt-huit ans.
Son corps est en morceaux, prothèses des genoux menaçant de céder, dos mité par près de vingt-huit années de béquilles et tout le reste, sida, trithérapies, l’hépatite C qui dévore l’énergie… Destin presque ordinaire d’une victime du terrorisme qu’on croirait brisée si n’était son regard lumineux, yeux brûlants, sourire de jeune fille, beauté inentamée. Le temps passe, Françoise Rudetzki demeure, certes éloignée des caméras depuis qu’elle a dissous, il y a trois ans, SOS Attentats, mais toujours prête à continuer le combat. Et même à en écrire une nouvelle étape en s’associant avec la Fédération nationale des victimes d’accidents collectifs (Fenvac).

Elle a 63 ans, le bel âge dans nos sociétés modernes, une étape délicate pour les rescapés du terrorisme. Empressons-nous d’ailleurs de biffer ce mot, "rescapé" : même vivant, on ne réchappe jamais entièrement d’un attentat, les échos de la bombe peuvent s’amplifier avec les années. "Nous ressentons une usure, un vieillissement prématuré", estime-t-elle, même si elle a pris l’habitude, depuis trois décennies, de tenir tête à sa souffrance.

Le 23 décembre 1983, Françoise Rudetzki fêtait les dix ans de son mariage au Grand Véfour. Un sous-groupe d’Action directe voulait protester, à la veille de Noël, contre la richesse et le luxe. Sous l’effet de la bombe, la lourde porte donnant sur le Palais-Royal pulvérisa sa jambe gauche ; elle fut criblée de centaines d’éclats de cristal et de porcelaine avec lesquels elle devrait désormais cohabiter. Tout comme avec le sang contaminé qu’on lui transfusa massivement à son arrivée à la Pitié-Salpêtrière.
Doter la France d’un arsenal protecteur, le plus complet au monde

Pendant sept semaines, la mort se fit pressante. Françoise Rudetzki survécut grâce à la colère et l’entêtement. Refus d’abord de l’amputation, premier combat qui lui vaudra près d’une centaine d’anesthésies générales, un corps grignoté afin de sauver une jambe jamais vraiment consolidée. Indignation ensuite devant l’absence de prise en charge pour les victimes du terrorisme, qui conduira à la naissance de SOS Attentats. Dans la foulée des attentats des années 1980-1990 (rue de Rennes, Saint-Michel, Port-Royal…), Françoise Rudetzki s’est battue pour doter la France d’un arsenal protecteur, le plus complet au monde, décliné en trois volets, pour aller vite :

1. Une protection financière que Jacques Chirac lui laissa le soin d’inventer. Ce ne serait pas l’État, "qui paye mal et fort tard", lui avait confié le Premier ministre cohabitant (1986-1988) ; ce ne serait pas les assurances, "qui en auraient fait un fromage" ; ce serait une contribution de solidarité sur chaque contrat d’assurance (3,30 euros aujourd’hui), qui abonderait un fonds de garantie ;

2. Une prise en charge médicale, deux études scientifiques qui soulignèrent la gravité du syndrome posttraumatique, puis la mise en place avec Xavier Emmanuelli des cellules de soutien psychologique. Ces cellules sont aujourd’hui déployées au moindre incident. Cela paraît superfétatoire, mais en 1995, après l’attentat du RER Saint-Michel, faute de prise en charge, des dizaines de blessés errèrent pendant des heures, ne se souvenant pour certains ni de leur nom ni de leur domicile ;

3. L’implication des victimes dans le processus judiciaire avec la possibilité de se constituer partie civile, processus conçu non pour la vengeance mais pour l’établissement d’une vérité et donc d’une possibilité de guérison. C’est le leitmotiv de Françoise Rudetzki : permettre aux victimes de sortir de leur statut de victimes.

Férue de droit et de sciences politiques, Françoise Rudetzki peut surprendre. Après le 11 septembre 2001, elle fut l’une des rares à ne pas approuver l’intervention en Afghanistan. Pour des raisons d’éthique autant que de réalisme. "Le terrorisme est certes une forme de guerre non conventionnelle, mais je ne crois pas qu’on puisse le combattre par les moyens de la guerre. Le vaincre suppose de mettre en œuvre des enquêtes et du renseignement. Je ne crois qu’aux armes de la démocratie : le droit et la justice."

De la même manière, la mort de Ben Laden ne l’a pas remplie de joie : "J’aurais préféré un procès devant une cour internationale. Je me bats pour que le terrorisme soit jugé à l’égal des crimes de guerre." Même chose pour Kadhafi contre qui elle avait porté plainte, en 1999, comme donneur d’ordre dans l’attentat du DC 10 d’UTA, action que la machine judiciaire française s’acharna à contrecarrer.
La colère qui lui sauva la vie s’est transformée en sérénité vigilante

Après le 11 septembre 2001, Françoise Rudetzki a compris que la philosophie de son association, "Par et pour les victimes", approchait ses limites. Sentiment renforcé avec les attentats de Madrid et de Londres (2004 et 2005). "SOS Attentats n’était pas équipé pour faire face à des opérations d’une telle envergure, nous ne pouvions nous substituer éternellement à l’État."

S’ajouta une immense fatigue accumulée sur un quart de siècle. Elle avait géré 3.500 dossiers, certes avec l’aide d’une quinzaine de médecins, psys et assistantes sociales et de Me Georges Holleaux, mais sans jamais déléguer le soin de répondre au téléphone nuit et jour. Elle ne l’avouera jamais mais la pression constante de certaines victimes, exigeant une attention abusive et des réparations délirantes, a de quoi lasser.

Dans le même temps, elle mena, en chaise roulante ou en béquilles, d’épuisantes batailles politiques et judiciaires : avec Me Francis Szpiner, dans l’enquête sur le DC 10, elle se battit contre tous ceux, Roland Dumas au premier rang, qui voulaient passer l’éponge avec Kadhafi, pour des raisons de realpolitik ou de marchandages financiers. Elle affronta, à Tripoli, les menaces de lapidation des sbires de Saïf Al-Islam, le fils du "Guide" libyen. Toujours avec Me Szpiner, elle batailla contre Carlos, garda son calme devant les insultes et les menacesquand des complices du mercenaire espionnaient son domicile.

Aujourd’hui, la plupart des grands procès sont derrière nous, à l’exception des bombes de la rue Marbeuf, du Capitole, des TGV de Tain-l’Hermitage et de la gare Saint-Charles (encore Carlos). Depuis 1996, la France a été épargnée par les attentats de masse. "Attention, la menace terroriste n’est pas levée", nuance Françoise Rudetzki. "Il y a eu de nombreuses victimes françaises à l’étranger au Caire, à Marrakech. Il y a des risques croissants de prises d’otages, notamment par Aqmi dans le Sahel."

Après 2008 et la dissolution de SOS Attentats, Françoise Rudetzki a certes pris un peu de repos mais elle n’a jamais cessé de travailler dans l’ombre. En intégrant aujourd’hui la plus grande fédération de protection des victimes des catastrophes, elle veut terminer sa mission : transmettre son expérience sur la formation des experts ; sensibiliser les entreprises sur la nécessité de protéger leurs personnels ; travailler sur les blessures invisibles (blasts pulmonaires, séquelles ORL ou psychologiques) ; continuer à batailler pour étendre les bénéfices du fonds de garantie aux victimes de catastrophes naturelles.

L’heure est venue d’un nouveau combat. La colère qui sauva la vie de Françoise Rudetzki s’est transformée en sérénité vigilante. La bombe du Grand Véfour lui a laissé des traces corporelles inexpugnables mais, quelles que soient ses douleurs, jamais elle n’a abdiqué sa dignité de femme. Il y a bien longtemps qu’elle n’est plus une victime, c’est sa plus grande victoire contre le terrorisme.


La FENVAC élargit son action

Désormais Fédération Nationale des victimes d’attentats et d’accidents, la FENVAC a été créée en 1994 à l’initiative de Jacques BRESSON, qui avait perdu son fils, six ans plus tôt, dans la collision ferroviaire de la gare de Lyon (56 morts).

La fédération regroupe des associations de prise en charge des victimes de 70 catastrophes collectives (AZF, tunnel du Mont-blanc, chute de la passerelle du Queen Mary, crash du Rio-Paris, tempête Xinthia...)
Fondée sur les mêmes principes que SOS Attentats, œuvrant pour une réparation globale (financière, médicale, et judiciaire).

La FENVAC a décidé en fin de semaine d’accueillir les victimes du terrorisme, action spécifique qui sera menée par François Rudetzki.

Patrice Trapier - Le Journal du Dimanche - Publié le 04 septembre 2011


Nous soutenir

C’est grâce à votre soutien que nous pouvons vous accompagner dans l’ensemble de vos démarches, faire évoluer la prise en charge des victimes par une mobilisation collective, et poursuivre nos actions de défense des droits des victimes de catastrophes et d’attentats.

Soutenir la FENVAC

Ils financent notre action au service des victimes