ATTAQUE DE MONTAUBAN, DIX ANS APRÈS : "JE LEUR AI TENU LA MAIN JUSQU’AU BOUT", L’AUMÔNIER DU 17E RGP TÉMOIGNE

Les soldats parachutistes l’appellent "Padre", c’est son insigne aussi sur son uniforme. Le Père Venard fut de 2011 à 2015 l’aumônier du 17e régiment de génie parachutiste (17e RGP) de Montauban (Tarn-et-Garonne). Aujourd’hui au diocèse de Monaco, il a accepté de revenir sur ce jour de mars 2012 où il a perdu deux frères d’armes. Le 15 mars 2012, Mohammed Merah surgit près de commerces aux abords de la caserne Doumerc, il exécute froidement le caporal Abel Chennouf, 25 ans, et le première classe Mohamed Legouad, 23 ans. Leur camarade Loïc Liber est sauvé in extremis, il sera lourdement handicapé à vie. Christian Venard se trouve juste à côté, il accourt sur la scène d’horreur en quelques minutes et accompagne les deux mourants jusqu’à leur dernier souffle. Entretien.

Vous êtes aumônier militaire depuis 24 ans. Vous avez commencé votre sacerdoce à Toulouse, vous êtes aussi passé à Carcassonne, à Pamiers puis à Montauban, au 17e Régiment de génie parachutiste. Vous y avez été muté en 2011, vous y restez cinq ans.. C’est un accomplissement pour vous ?

"Oui, absolument. J’ai eu la chance de débuter comme jeune aumônier militaire, comme vous l’avez rappelé en 1998 chez les parachutistes . Et puis, de fait, j’ai fait un petit passage aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Et quand je suis revenu chez les parachutistes à Montauban, c’était une grande joie de retrouver les bérets rouges. Vous savez, le monde des parachutistes, c’est un peu une grande famille. Pour vous donner une petite anecdote, j’étais avec les toutes premières troupes françaises à débarquer au Mali. C’étaient des troupes non-parachutistes que j’accompagnais, on arrivait du Tchad. Et puis, quelques jours après notre arrivée, il y a toute une colonne de parachutistes qui est arrivée de Côte d’Ivoire. J’ai le souvenir d’entendre des tas de voix "Ah Padre, c’est vous, vous êtes déjà là !" C’est un monde où on se reconnaît tous, d’abord à cause du saut en parachutiste, ça vous fait rentrer dans la grande famille des paras. Et puis le "17", c’est un régiment très attachant, qui a connu de nombreux morts en Afghanistan. Et j’ai pu vraiment admirer leur résilience, même si le mot aujourd’hui est un peu galvaudé. Disons, la capacité de réaction de ce régiment et de ces hommes et des femmes qui le composent.

Parlez-nous, s’il vous plait, de ce jeudi 15 mars 2012, jour de l’attentat. C’est un souvenir encore vif pour vous ?

Oui, je m’en souviens d’autant plus que ce jour-là, nous recevions deux jeunes femmes, deux veuves de soldats de qui étaient morts en Afghanistan. Et c’était la première fois qu’elles remettaient les pieds au régiment. Nous étions en train de prendre un café au pied du poste de commandement du régiment, au moment où les coups de feu ont éclaté, sans qu’on comprenne tout de suite, ce qui se passait.

Des camarades nous crient : "il y a un braquage qui a mal tourné, des gens de chez nous sont au sol !"

Vous saisissez assez vite qu’il y a un problème ?

Pas vraiment. Parce que vous savez, dans un régiment, on entend des coups de feu, ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire. Or, c’était tellement proche, il n’y a quasiment qu’un mur et quelques dizaines de mètres qui nous séparent entre le fameux et terrible carrefour où a eu lieu l’attentat et le lieu où nous nous trouvons. On entend des coups de feu, ce qui ne provoque donc pas notre étonnement. En revanche, dans les deux ou trois minutes qui suivent, je vois passer des camarades parachutistes en courant qui arrivent de la scène de l’attentat. Et en passant devant moi, ils me disent "il y a eu un braquage, ça a mal tourné. On a des gens de chez nous au sol". À ce moment-là, je pars en courant pour me rendre sur les lieux.

Quelle est la scène que vous voyez en premier ?

Les premiers secours, les urgentistes sont déjà là, car l’hôpital de Montauban est juste à côté. Et la première image, ce sont ces douilles sur lesquelles je marche entre les corps, et trois de mes camarades au sol. De l’agitation autour, je vais vers le premier militaire, celui qui était le plus proche de moi en arrivant. C’était Abel Chennouf, le médecin urgentiste voyant al croix sur mon uniforme me dit "je peux plus rien pour lui". Et là, je n’ai plus pensé à ce qui se passait à côté. Je me suis mis à genoux à côté d’Abel, je lui ai pris la main. Et comme pour Mohamed Legouad que j’ai accompagné juste après, leur main était encore chaude. Il y a peu de mots pour exprimer ça, mais à un moment, on sent qu’on ne tient plus la main d’un vivant. Quelque chose se passe et on sent que la personne n’est plus en vie.

Je les ai accompagnés l’un de l’autre par les prières qu’on a l’habitude de dire dans l’Église catholique, les prières pour les agonisants. Je ne connaissais pas leur nom à ce moment-là. Je me souviens qu’il a fallu que je demande aux présidents des engagés volontaires qui était là, il se lamentait en disant "mes petits, mes petits". J’ai prié pour Abel et Mohamed autant qu’un prêtre peut essayer de le faire. Et je ne savais pas à ce moment là qu’Abel était catholique et que Mohamed était musulman. Plus tard, j’ai rencontré le papa de Mohamed Legouad et je lui ai demandé si ça n’était pas une souffrance supplémentaire de savoir que son fils était mort dans les bras d’un prêtre catholique qui récitait des prières catholiques. Et il a eu cette réponse absolument admirable, il m’a dit "Dieu est plus grand que tout cela, Allah est plus grand que tout cela".

Vous vous êtes aussi occupé de Loïc Liber, le survivant, qui à votre arrivée est considéré comme mort par les secours....

Oui, après Abel et avant Mohamed, je me suis dirigé effectivement vers Loïc et l’équipe médicale me dit là encore "on ne peut plus rien pour lui". Et puis, ils se sont éloignés pour aller vers Mohamed, à qui on continue à prodiguer des soins. Il y a tout de même un urgentiste qui reste auprès de Loïc et qui au bout de 20 ou 30 secondes se met à hurler "Il revient, il revient !" Et du coup, sans même que je comprenne ce qui se passe, je me retrouve avec dans les mains une perf, une bonbonne à tenir et effectivement, ils vont réussir à sauver Loïc alors qu’on le pensait perdu.

"Quand j’ai demandé au père de Mohamed Legouad si cela le dérangeait de savoir que son fils avait reçu des prières catholiques avant de mourir, il m’a répondu ’Allah est grand’".

Comprenez-vous à ce moment-là ce qu’il s’est passé ?

Pour moi, j’ai quasiment immédiatement la certitude qu’on est sur un attentat, que c’est lié à l’Afghanistan et que c’est évidemment lié puisqu’on était tous au courant de ce qui s’était passé à Toulouse (ndlr, le meurtre d’un parachutiste, Imad Ibn Ziaten le 11 mars). On avait reçu des mises en garde des états-majors nous demandant d’être attentifs. On est quand même dans un contexte où la France est engagée dans une guerre contre les terroristes en Afghanistan.

C’est pour cela qu’on ne verra plus dès lors de militaires en tenue dans les villes de garnison comme Montauban ?

Oui, à l’époque, bien sûr, ça a été des consignes qui ont été données tout de suite pour que nos soldats ne deviennent pas des cibles. C’est difficile, car la vocation d’un soldat n’est pas de se cacher, encore moins sur son propre territoire national. On peut dire que j’ai vraiment assisté à une scène de guerre là où je m’étais pas préparé à vivre ça. C’est vraiment la prise de conscience que la crise terroriste pouvait être portée sur notre propre sol, l’affaire Merah en est le premier signe. En réalisé, il a fallu attendre la tuerie d’Ozar Hatorah, l’école juive de Toulouse quatre jours plus tard, pour que les politiques parlent officiellement de terrorisme. Mais nous, nous l’avions déjà compris.

À quoi ont ressemblé les heures qui ont suivi l’attaque ?

Je revois notre chef de corps à l’époque, le colonel Poitou, qui arrive, regarde la scène, nous regarde fixement les uns les autres. J’ai admiré le courage qu’il a eu de repartir dans son bureau, de pas rester sur place parce qu’il fallait préparer la suite et qu’il savait que c’était son rôle. Ensuite, dans le régiment, c’est l’effroi. En même temps, cela fait presque 18 mois qu’on vit au rythme triste et funèbre des morts d’Afghanistan, soit directement au régiment ou d’autres régiments donc il existe cette force de résilience, cette capacité de réaction. Ce qui m’a impressionné, c’est de voir l’efficacité avec laquelle, en quelques minutes, on s’est tous retrouvés autour d’une table pour se dire "qu’est ce qu’on fait ? Quel est le rôle de chacun ?" Le monde militaire, c’est cette capacité en situation dégradée de réagir, de garder son calme malgré tout.

Par la suite, vous avez aussi accompagné les familles des victimes, surtout la famille Chennouf qui est chrétienne. La famille Legouad a été prise en charge par l’aumônier musulman. Qu’est-ce qui vous a marqué ?

La colère s’est apaisée avec les années, mais je n’oublie pas que certains de vos confrères de la presse écrite ont alimenté la rumeur selon laquelle il s’agissait d’un règlement de comptes de la part d’anciens du régiment, tombés dans l’extrême droite. Et ça, si vous voulez, ça blessait beaucoup. J’en veux aussi au président de la République de l’époque qui à un moment donné laisse entendre que toutes les victimes étaient musulmanes. Sauf que Mohamed Legouad est certes musulman, mais Loïc Liber est guadeloupéen et chrétien, et Abel Chennouf, est d’origine algérienne et catholique. Tout ça, cela met de la douleur, de la souffrance dans quelque chose qui est déjà atroce.

Vous dites dans votre livre*, quand vous parlez justement du terroriste Mohammed Merah, qu’il est finalement le symbole opposé de Mohamed Legouad et Abel Chennouf....

Oui, tous les trois sont issus de l’immigration algérienne et de la deuxième génération. Et dans un cas, on voit deux garçons qui s’engagent au service de leur pays, sont prêts à donner leur vie pour leur pays. Et d’un autre côté, on a quelqu’un qui se tourne vers le radicalisme. Il y a là, la désespérance d’un système qui est capable de produire, y compris sur son propre sol, un Mohamed Merah. Et de l’autre côté, il y a quand même l’espérance avec Abel, Mohamed et Imad. Le pire et le meilleur...

L’attentat commis par un terroriste islamiste a-t-il eu des conséquences sur la considération de la religion musulmane au sein du régiment ?

Oui et non. Ce serait un mensonge que de dire que dans les semaines qui ont suivi, il n’y a pas eu une forme de ressentiment et que certains au sein du régiment n’ont pas regardé de travers leurs frères d’armes musulmans. Mais au-delà de cela, le fait de porter le même uniforme, d’avoir le même béret au bout d’un moment, cela transcende ce genre de considérations.

Comment avez-vous vécu ensuite la tuerie de l’école juive et l’assaut du Raid ?

Nous étions totalement impliqués dans notre mission d’accompagnement des familles endeuillées à ce moment-là. Notre esprit est occupé par l’hommage national et les cérémonies. Et puis tombe cette nouvelle de Toulouse, avec à la fois une forme de "soulagement" en se disant que ça y est, on allait coincer le tueur, et puis bien sûr l’effroi absolu, un sentiment d’accablement terrible aussi. D’autant plus qu’on sait désormais que Merah s’est tourné contre l’école juive parce qu’il n’était pas parvenu à atteindre une nouvelle cible militaire. Par ailleurs, j’ai encore le sentiment qu’il n’est pas normal que Merah ait été tué. Je ne veux pas alimenter de fake news, mais c’est une conviction intime, je continue à croire qu’il a été tué parce que ça allait s’arranger des gens.

Parce que cela aurait eu un sens pour vous qu’il y ait un procès ?

Oui, regardez ce qui se passe en ce moment avec le procès des attentats du 13-novembre du Bataclan. C’est évident, le fait que justice puisse passer est important pour juger les présumés coupables, et pour les victimes bien entendu. Je pense aux familles qui ont perdu des enfants, et qui doivent se contenter d’une version officielle. Il n’y aura pas de procès.

Il y a eu les procès d’Abdelkader Merah en 2017 et en 2019, le frère du tueur. Il a été condamné à 20 puis 30 ans de prison, ça ne vous a pas apaisé ?

Je vais être franc avec vous, je n’ai pas voulu les suivre. C’était trop pénible parce qu’entre temps, j’ai développé ce qu’on appelle un syndrome post-traumatique. Même pour vous répondre, il a fallu que je me prépare psychiquement pour tenir le coup, pour pouvoir parler de tout ça. Il y a des pages que j’ai tournées.

Que ressentez-vous aujourd’hui, de la peine, de la colère ?

C’est un ensemble. Oui, de la colère, de l’incompréhension. Vous savez, techniquement, on appelle ça l’effraction traumatique, une espèce de blessure qui n’est pas refermée et qui peut se rouvrir très vite. On évite donc de reparler. Je l’ai fait avec vous, car je trouvais que c’était important d’apporter un éclairage. Quand j’ai écrit mon livre, pour écrire ce chapitre sur l’affaire Merah, Guillaume Zeller est venu trois jours chez moi, et j’ai mis quinze jours à m’en remettre".

* Christian Venard a écrit fin 2013 un livre d’entretiens avec le journaliste Guillaume Zeller, "Un prêtre à la guerre", aux éditions Tallandier.

Le 11 mars 2012, le terroriste assassine le maréchal des logis chef Imad Ibn Ziaten à Toulouse, un militaire de Francazal. Le 19 mars, il arrache la vie de trois jeunes enfants, Myriam Monsonégo, Arié Sandler, Gabriel Sandler et d’un homme, Jonathan Sandler, au collège-lycée juif Ozar Hatorah à Toulouse. Mohammed Merah, un délinquant ultra-violent radicalisé qui se revendique d’Al Qaïda, est tué par le Raid dans son appartement toulousain le 22 mars 2012, au terme d’un siège de 32 heures.

Crédit photos : Date : Lundi 14 mars 2022 Auteur : Bénédicte Dupont, Claudia Calmel, France Bleu Occitanie Source : France Bleu

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