AU PROCÈS DU 13-NOVEMBRE, LA PLAIDOIRIE D’UN AVOCAT DE PARTIES CIVILES MARQUE L’AUDIENCE

L’avocat s’avance avec un mélange d’excitation et de trac vers la barre des témoins où, enfin, est arrivé le court moment qui lui est accordé. Il pose ses feuillets, installe dans le prétoire sa voix qu’il sait si caractéristique et, cette fois, peut commencer à plaider. Au moment de démarrer, lui et sa robe noire regardent droit devant, s’adressant, comme le veut la formule rituelle, à « Mesdames et messieurs de la cour » mais il n’hésitera plus, dans quelques minutes, à se tourner résolument vers le box des accusés pour ironiser ou s’indigner du propos de tel ou tel, Salah Abdeslam au premier rang de tous.

L’avocat veut évoquer les victimes du deuil, des blessures ou du choc des attentats de Saint-Denis, du Bataclan ou des terrasses à Paris. Dans une élocution soignée, il tient aussi à livrer quelques phrases sur ses propres émotions, états d’âme ou indignations quant à la façon dont il a traversé ce procès-fleuve. Il a prévu pour cela des citations qu’il sait puissantes, puisque signées d’Albert Camus, de Jacques Lacan, de Jean-Paul Sartre, de Romain Gary ou de Serge Reggiani. Arrivé au milieu de son propos, l’avocat parle soudain moins vite. Il mesure le silence parfait de la salle : il sait que son exposé et ses réflexions ont sans doute touché juste. Nul doute : il restera comme l’un de ceux qui auront marqué de leur présence l’entame des plaidoiries des parties civiles du grand procès des attentats du 13-Novembre.

Ce lundi 23 mai, devant la cour d’assises spécialement composée de Paris, Mes Sylvie Topaloff, Jean Reinhart, Samia Maktouf, Gérard Chemla, Didier Seban et plusieurs autres forment un personnage unique, figure universelle de l’avocat des parties civiles, venu prendre la parole au nom de victimes et – tâche ardue ici – se faire porte-parole d’hommes et de femmes qui sont passés avant lui à la barre pour exprimer des propos souvent notablement puissants. C’est là le principal défi.

Hommage chaque jour aux victimes

En raison du très grand nombre d’avocats (370), dû à la quantité de victimes (2 400) prises dans l’énormité des massacres, les parties civiles se sont organisées sous l’égide de Mes Héléna Christidis et Frédéric Bibal. Comme l’annonce Me Frédérique Giffard en début d’audience, seule une partie (150) des robes noires plaidera et chaque jour d’audience débutera par un hommage à des victimes. Un groupe d’avocats viendra en effet quotidiennement évoquer les noms et les parcours de ceux qui sont tombés. Chaque plaidoirie, ensuite, devra suivre un thème établi selon un plan : « Les victimes face aux accusés », « Les victimes décédées », « Les victimes et les lieux d’attentats »…

Sylvie Topaloff est la première à plaider. La question qui lui revient dans le programme est : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? » Elle y répond, en donnant la mesure de l’étendue des incongruités qu’impose la réalité du procès :

« Ceux qui sont jugés ici ne sont ni des fous, ni des marginaux, ni des monstres, ni des pauvres personnages manipulés, ni même des hommes aux parcours chaotiques. Pas d’accidents de vie, des parents aimants, pas de région déshéritée. »

Des enfances heureuses

Mohamed Abrini avait admis à l’audience qu’il « ne manquait de rien ». Salah Abdeslam avait vanté son « enfance simple et heureuse ». Me Topaloff se demande comment « tous les tabous sont tombés » chez ces jeunes quand la vidéo d’Abdelhamid Abaaoud traînant des cadavres avec son pick-up a semblé les séduire au point que « son visage devienne un modèle ». « C’est comme si les nazis avaient affiché les camps de la mort », s’indigne-t-elle, épouvantée que les djihadistes viennent « politiser leur cause », « ne voyant que leurs frères, les autres n’étant que des mécréants, échantillon d’une humanité négligeable ». « Leur monde est clos dans un système », dénonce-t-elle.

Jean Reinhart, ensuite, sous la question « Est-ce que le mal nous réunit ? », rejoue presque le « clac » des mitraillettes et le « dring » des téléphones pour signifier le moment de bascule que furent les attentats « qui marquent la fin d’un instant où tout était bien ». Il savait que « les terroristes ne veulent qu’une chose : que nous perdions nos repères, que le calme vole en éclats ». Il pensait que le procès permettrait d’avancer. Las, chaque soir de chaque audience, il a fallu « repartir et s’accrocher pour ne pas sombrer ».

Samia Maktouf, à son tour, insiste sur le cadre du procès, « la justice, au nom du peuple français » mais surtout un thème majeur, trop peu évoqué à ses yeux lors de l’audience : « L’endoctrinement islamiste qui a mené à l’acte terroriste ». Dénonçant l’acceptation de livres pro-salafistes dans les prisons françaises, elle s’en prend pareillement aux rapports selon elle « ineptes » des quartiers d’évaluation de la radicalisation, structures pourtant centrales mises en place par l’administration pénitentiaire face aux détenus radicaux ou terroristes. Elle cite Salah Abdeslam : « On s’accroche à la charia comme vous à la démocratie », avait dit le principal accusé en février.

« Ils sont humains »

Les accusés ont-ils joué avec la Cour ? Si le procès a permis d’avancer sur la compréhension du phénomène djihadiste, a-t-on pu véritablement avancer sur celle de la personnalité des hommes ici jugés ? L’avocat Gérard Chemla, qui plaide désormais, n’en est vraiment pas convaincu. « Aucun n’a véritablement fendu l’armure », analyse-t-il puis, se tournant vers le box :

« Messieurs, je pense que vous ne continuez qu’à penser qu’à vous. Ils sont restés solidaires entre eux. Leurs seuls regrets sont pour ce qu’ils ont fait […] Je sais qu’ils sont humains […] Mais je n’ai pas senti qu’ils étaient à la hauteur de leur procès. »
Didier Seban abonde dans ce sens, dénonçant « le faux prétexte de la coalition » bombardant la Syrie pour venir justifier les actes terroristes et évoquant les peines encourues par les accusés, de la réclusion criminelle à perpétuité, à vingt ans ou à six ans de prison. Selon lui, « l’association de malfaiteur a persisté dans le box. Aucun [des accusés] n’a voulu remettre en cause ses coaccusés, même morts. Il ne fallait pas dévoiler les secrets que la justice n’avait pas réussi à dévoiler ».

On entendra sur ce registre encore Olivier Morice. L’avocat dresse la liste des « failles multiples », des « échecs », des « bateaux prenant l’eau » décrits en ces termes-là par les anciens de l’antiterrorisme français, qu’il s’agisse de Patrick Calvar, ancien patron de la DGSI, du procureur François Molins ou du juge Marc Trévidic. Le regret de l’avocat est teinté d’une amertume qui a pesé sur bien des jours du procès : « Le devoir de sécurité repose sur l’Etat. C’est un des fondements mêmes de notre pacte social »…

Les avocats Hervé Begeot, Stephen Monod, Méhana Mouhou, Catherine Szwarc et Hervé Gerbi viennent à leur tour évoquer les souffrances et les questions. Il sera impossible de détailler toutes les prises de parole des semaines qui viennent. Chaque fragment de plaidoirie éclaire les questions, les frustrations et les chocs éprouvés lors de ce procès. Le programme prévoit d’évoquer encore mille sujets fondamentaux : « Les atteintes subies par les victimes », « Leurs parcours », « Le stress post-traumatique », etc.

La musique comme une arme

Ce lundi, le dernier thème figurant sur le programme des plaidoiries des parties civiles intrigue. Me Aude Rimailho doit évoquer : « La musique comme instrument de la terreur ». L’avocate, dans une plaidoirie inhabituelle, le fait en souriant : du Bataclan, ciblé comme lieu de fête, elle souligne « le pouvoir de la musique dans les émotions humaines ». De l’organisation Etat islamique, qui avait interdit la musique, elle rappelle que les salafistes la considéraient comme « une emprise ». Et, dans ce qui restera comme un instant de trouble intense dans ce procès, elle rappelle la diffusion par la Cour il y a plusieurs mois des refrains écoutés ou diffusés par les combattants du groupe Etat islamique : « Avance, avance », la chanson de revendication des attentats dans la vidéo diffusée après ceux-ci est particulièrement entêtante. « Ils ont fait de la musique une arme de combat », grince-t-elle. Sa plaidoirie n’est pas une vaine analyse de musicologie. Elle raconte tous ceux, amoureux des chants de douce paix ou de rock diabolique, qui, figés par le 13-Novembre, ne peuvent plus se rendre à un concert.

Crédit photos : Auteur : Mathieu DELAHOUSSE Date : 23 mai 2022 Source : NouvelObs

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