Indemnisation des préjudices corporels : le logiciel qui inquiète victimes et avocats

Le ministère de la Justice vient de lancer un outil destiné à mettre en place un barème indicatif de réparation du dommage corporel. Associations et avocats s’inquiètent d’une atteinte au principe d’individualisation des préjudices.

Les avocats rappellent que « la réparation est individuelle » et doit se faire au « cas par cas ». LP/Jean Nicholas Guillo

La nouvelle a pris tout le monde par surprise, en plein confinement. Vendredi 27 mars, le ministère de la Justice a pris un décret pour annoncer la création d’un outil numérique sur un sujet sensible : l’indemnisation des victimes de dommages corporels (accidents de la circulation, agressions…). Ce projet, baptisé « DataJust », entend créer un « référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels » en ayant recours à l’intelligence artificielle.

En clair, il s’agit de mettre en place un barème indicatif des sommes auxquelles les victimes peuvent prétendre. De quoi faire bondir associations et avocats spécialisés qui rappellent le caractère nécessairement individualisé de la réparation.

La polémique naît déjà du calendrier. « Le timing est invraisemblable, tonne Me Aurélie Coviaux, membre de l’association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (Anadavi). Alors que ce projet avait été annoncé il y a deux ans, voilà que le décret tombe le jour même où le Premier ministre renouvelle la mesure de confinement et alors que les principales réformes sont censées être gelées. C’est aberrant. »
Une source officielle l’admet : le jour choisi pour lancer le projet n’est pas très heureux.

Mais c’est bien entendu sur le fond que les réactions sont les plus vives. L’indemnisation des conséquences des accidents de vie répond à un principe impérieux, celui de la réparation intégrale. C’est-à-dire qu’il convient de prendre en compte tous les aspects de l’existence impactés par le dommage.

La nomenclature en vigueur comporte une quantité de postes de préjudice qu’il faut à chaque fois chiffrer : souffrances endurées, pertes de gains professionnels, préjudice d’agrément, préjudice sexuel… La majorité des transactions s’effectue entre victimes et assureurs. Mais en cas de désaccord sur le montant, la justice – civile ou pénale — peut être saisie.

« La menace de barémisation est un danger »

Ces négociations dépendent donc de chaque situation. « Le principe, c’est qu’on ne forfaitise jamais, rappelle Me Claire Josserand-Schmidt, une avocate elle aussi spécialisée dans ce contentieux. La réparation est individuelle. C’est du cas par cas. » C’est pourquoi les avocats voient d’un mauvais œil « DataJust » et sa volonté de créer un outil standardisé.

« Prenons l’exemple de quelqu’un qui ne peut plus courir après un accident, développe sa consœur Me Aurélie Coviaux. Si cette personne effectuait 3 marathons par an, son préjudice d’agrément sera très important, beaucoup plus que pour un fanatique de jeux vidéo. Le même préjudice ne sera donc absolument pas réparé de la même manière dans les deux cas. Donner une moyenne n’a donc aucun sens. »

Cette crainte est également partagée par la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac). « Ce décret nous inquiète grandement, insiste sa codirectrice Sophia Seco. La menace de barémisation est un danger qui s’apparenterait à un recul. Sous prétexte d’égalité, on risque d’aboutir à des décisions uniformisées qui ne respecteraient plus la sacro-sainte individualisation de l’indemnisation. Nous sommes conscients que ce contentieux est chronophage et que les juridictions sont encombrées. Mais nous craignons que les juges aient pour réflexe naturel de se reposer sur cet outil plutôt que de rechercher le cas particulier de chaque situation. Il ne faudrait pas que le système enferme les magistrats. »

« Ce référentiel sera indicatif », promet la Chancellerie

Très réservés, les avocats ne rejettent pas par principe l’outil numérique. « La collecte de l’information, auprès des assureurs ou des tribunaux, n’est pas facile, reconnaît Claire Josserand-Schmidt, qui travaille beaucoup avec l’association française des victimes du terrorisme (AFVT). L’idée d’une référence commune est bonne. Nous sommes au XXIe siècle et on ne peut pas se priver de ce progrès. Mais le danger, c’est que cette référence s’impose dans un système rigide. »

Au ministère de la Justice, on s’efforce d’apaiser les craintes. « Ce référentiel sera purement indicatif, insiste la Chancellerie. C’est un outil d’aide à la décision pour le juge. Cela permettra également aux victimes, qui ne sont pas toujours assistées d’un avocat, de savoir ce qu’elles pourraient obtenir devant la justice avant de transiger avec leur assureur. Le but est de faciliter et d’harmoniser l’indemnisation des victimes, quels que soient le préjudice et la juridiction saisie. » Selon un magistrat, « des référentiels officieux » circulent déjà dans les tribunaux. « Avec cet outil, on gagnera en transparence », veut-il croire.

Selon le ministère de la Justice, la base de données sera alimentée par un corpus d’environ 5000 arrêts rendus par des cours d’appel de juridictions civiles. « Je ne veux pas faire de procès d’intention, mais je m’interroge beaucoup sur la manière dont l’algorithme va être alimenté et contrôlé, prévient Me Aurélie Coviaux. La réparation du dommage corporel est une matière extrêmement complexe. Or on ne sait rien de la manière dont les données seront extraites et analysées. Je suis d’autant plus inquiète que ce projet ne repose sur aucun texte législatif. On aurait absolument besoin de garanties qui font cruellement défaut. »

Publié par Timothée Boutry, pour le Parisien, le 6 avril 2020.

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