Comment a prospéré la théorie de l’attentat ? Décryptage.
Par Sophie Coignard
« Tintin chez AZF ! » C’est un peu moqueur, mais ce n’est pas faux. Depuis l’explosion meurtrière qui s’est produite à Toulouse le 21 septembre 2001, les scénarios tournant autour du « complot d’Etat » resurgissent périodiquement, agités par les Renseignements généraux, par quelques journalistes, par des experts autoproclamés, par d’anciens salariés de l’usine, avec en toile de fond Total, qui laisse supposer bien des choses mais n’avance pas à visage découvert. Chacun a ses raisons pour vouloir à tout prix trouver un attentat sous les décombres du hangar 221. Au bout de deux mois d’un procès-fleuve, où comparaissent comme prévenus l’ancien directeur de l’usine, Serge Biechlin, et la personne morale Grande Paroisse, la filiale de Total qui était propriétaire de l’usine, cette thèse de la « piste intentionnelle » était examinée la semaine dernière par le tribunal correctionnel de Toulouse.
La justice a retenu l’accident industriel pour expliquer la catastrophe qui a coûté la vie à trente personnes et en a blessé des milliers d’autres. Mais, quelques jours après l’accident, déjà, cette hypothèse, étayée par les premières expertises, était remise en question.
Retour en arrière. Le lundi 24 septembre 2001, dans la soirée, le procureur de la République Michel Bréard répond à la presse. Tout le monde vit alors sous le choc de l’anéantissement des tours jumelles, à Manhattan. Quelques journalistes insistent sur l’hypothèse terroriste. Et le procureur de lancer, excédé, qu’il y a « 99 % de chances que ce soit un accident ». Une expression malheureuse, dont il s’explique d’ailleurs, comme témoin, devant le tribunal de Toulouse le 24 mars 2009 : « Je reconnais que je me suis énervé assez vite. Mais rien n’était joué, tout a été vérifié. »
C’est justement ce que conteste, depuis ce jour, le « clan du 1 % ». Me Daniel Soulez-Larivière, l’avocat de Grande Paroisse, qui est aussi dans d’autres affaires, telle l’« Erika », celui de Total, tempête contre les pistes que la police n’a pas explorées, les perquisitions qu’elle aurait effectuées trop tard.
Quelles pistes ? Celle qu’ont suivie plusieurs journalistes, notamment de L’Express , de Valeurs actuelles et du Figaro , en tirant la ficelle dite des « quatre slips » (dans certaines versions, les tenants du complot lui ont même attribué jusqu’à... sept sous-vêtements). L’un des ouvriers décédés, Hassan J., portait en effet plusieurs sous-vêtements. « Un short de sport bleu avec un slip à l’intérieur de marque Loto, au-dessous un caleçon vert à motifs, au-dessous un caleçon gris clair et en dessous un slip gris », note le docteur Duguet dans son compte rendu d’examen du corps du 22 septembre 2001En pleine psychose du 11 Septembre, cette particularité ne trouble pas seulement quelques journalistes, mais aussi les enquêteurs : certains kamikazes ne protègent-ils pas leurs organes sexuels pour être accueillis dans les meilleures conditions par les vierges du paradis ? D’autant qu’on leur rapporte des incidents et des heurts entre employés, sur le site, sur des thèmes ethnico-religieux.
« cacher la vérité. »
Pour échauffer un peu plus les esprits, une note blanche des Renseignements généraux, datée du 3 octobre 2001, est transmise à la police judiciaire... et à quelques journalistes. Elle pose quelques jalons vers la piste islamiste. Le patron des RG à Toulouse à l’époque, Joël Bouchité, aujourd’hui préfet chargé de la sécurité dans la région Nord, reconnaît à la barre la « faiblesse » de ces éléments accusatoires qui « n’ont pas été vérifiés ». Mais le mal est fait. Avec la fuite vers Valeurs actuelles, cette note alimentera largement les spéculations... jusqu’au sommet de la hiérarchie.
Dans les désormais fameux carnets d’Yves Bertrand, alors directeur central des Renseignements généraux, on peut lire, en date du 1er octobre, soit deux jours avant la date officielle de la note blanche : « 4 caleçons mec fiché à Interpol. » Puis, deux feuillets plus loin : « Toulouse : aff va monter en puissance. Un Maghrébin 5 slips groupe islamiste. » Au total, dix-huit mentions rattachées à AZF émaillent les carnets à spirale où l’on trouve aussi une longue prose hostile à Lionel Jospin. Coïncidence ? Une « montée en puissance » de la thèse terroriste était une manière efficace d’affaiblir le Premier ministre d’alors, régulièrement attaqué sur les questions de sécurité. Mais cette évidence n’arrête pas certains journalistes qui évoquent un accord entre Chirac et Jospin pour « cacher la vérité ». Un accord ? L’histoire a montré que le degré d’animosité, pour ne pas dire de haine, entre les deux hommes en précampagne présidentielle autorisait alors tous les coups, même tordus.
Sporadiquement, la thèse du complot ou de l’enquête sabotée resurgit dans des articles, et plus récemment dans des livres de journalistes. Sa construction est simple : un Maghrébin vêtu de plusieurs caleçons, des prises de bec musclées à connotation religieuse sur le site AZF, un procureur qui évacue trop vite et maladroitement l’hypothèse de la malveillance ou de l’attentat, des experts qui se prennent les pieds dans le tapis et la langue dans leur jargon sur l’origine de l’explosion, des policiers qui ne font pas assez vite, pas assez bien...
Franck Hériot, journaliste à Valeurs actuelles , est le coauteur de « AZF l’enquête assassinée » (Plon), véritable réquisitoire contre la conduite des investigations par la police et la justice. Il se défend de toute « complotite » mais estime néanmoins que « toutes les pistes n’ont pas été examinées comme elles auraient dû l’être, ouvrant ainsi les portes à toutes les rumeurs », avant d’ajouter : « La façon dont a été conduite l’enquête dépasse la simple incompétence, ou la volonté de ne pas faire. Résultat : la thèse officielle, celle de l’accident, ne tient pas. » Il se dit convaincu de trois choses : « Il y a eu deux et non une seule explosion ; l’origine du mal proviendrait de la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE) toute proche ; l’enquête a été volontairement sabotée. » Des accusations graves et pas toutes étayées. Rien ne suggère, en effet, une quelconque implication de la SNPE, pas plus que le « sabotage » de l’enquête n’est démontré, puisque tous les « bons tuyaux » contenus dans la fameuse note des RG ont été vérifiés et démentis. Mais la dénonciation d’un complot d’Etat est assez excitante pour en convaincre certains. « C’est terrible, enrage un enquêteur . A partir d’un fait troublant, l’histoire des slips, on a bâti toute une théorie qui ne repose sur aucun élément concret, aucune piste, aucune revendication, pas même une cible crédible : AZF était une usine de cinquième zone, pas un objectif stratégique ! »
Des propos à faire bondir le secrétaire général de Total. Jean-Jacques Guilbaud s’est rendu sur les lieux de la catastrophe le jour même et a suivi l’ensemble de l’enquête interne à laquelle s’est livrée Grande Paroisse. « Nous qui sommes des ingénieurs, des industriels, rationnels et factuels, n’avons pas trouvé d’explication. La justice non plus n’a toujours pas découvert la cause de l’explosion, ce qui est extrêmement pénible à la fois pour nous et pour les victimes. » Total se considère-t-elle aussi comme victime de l’enquête, d’un complot du silence ? Le secrétaire général ne va pas jusque-là. Ainsi, il observe un silence prolongé lorsqu’on lui demande si sa conviction, et celle de son groupe, penche aujourd’hui vers la piste intentionnelle . « Cela ne relève pas de notre compétence », répond-il prudemment. Me Soulez-Larivière se montre moins embarrassé. Pour lui, puisque les pistes accidentelle (mélange de nitrate et de produits chlorés, ainsi que le soutient l’accusation) et naturelle (phénomène étranger, tels une météorite ou un arc électrique) ne tiennent pas, il faut procéder par élimination : il ne reste que la cause volontaire : « Ne parlons pas d’un grand attentat international, je suis en doute sur ce point. Mais un acte local est envisageable. »
Certains enquêteurs, en soupirant, énumèrent tous les actes (plus de 150) se rapportant à la piste intentionnelle, qui n’ont mené à rien. Ils ont beau raconter leur longue investigation sur l’homme aux multiples caleçons, l’hypothèse parano continue de fleurir. La défense met régulièrement en cause certains policiers, tel le commissaire Saby qui, après avoir témoigné et alors qu’il allait devoir revenir à la barre, a regardé les débats depuis la salle de presse. Daniel Soulez-Larivière a écrit une lettre au président pour s’en indigner. Il fait valoir dans ce courrier que plusieurs personnes sont prêtes à témoigner. La seule qui est citée est un journaliste, membre actif du clan des 1 %. Mais il faut se garder de tout rapprochement hâtif !