INTERVIEW - Les accidents de train peuvent être très traumatisants pour les victimes mais une prise en charge psychique précoce réduit les risques, explique le Pr Louis Crocq, ex-psychiatre des armées, auteur de 16 leçons sur le trauma (Éditions Odile Jacob).
LE FIGARO.- Le traumatisme psychique est-il inévitable lorsque l’on est victime ou témoin d’un accident de train aussi grave que celui de Brétigny-sur-Orge vendredi dernier ?
Pas nécessairement. Les personnes traumatisées sont celles qui ont la sensation d’avoir subi l’horreur sans rien pouvoir faire, ont eu l’impression d’attendre les secours et ont été surprises par le contact direct avec la mort. Sur le terrain, elles se repèrent aisément : elles sont soit prostrées, sidérées, soit au contraire très agitées, en pleurs voire prises de convulsions. Quand on leur demande ce qui s’est passé, elles sont incapables de se souvenir de l’accident, comme si leur pensée s’était arrêtée.
Mais d’autres victimes réagissent différemment. On parle alors de stress adaptatif : elles prennent immédiatement conscience de ce qui leur arrive et parviennent à se mobiliser pour leur sauvegarde et celle des autres. Dans leur cas, le stress décuple leurs capacités.
Quel est l’intérêt d’une prise en charge psychologique immédiate des blessés et des témoins ?
On appelle cela le « désamorçage ». L’idée est de faire parler la personne accidentée le plus tôt possible afin qu’elle restitue ses émotions, sans chercher à lui faire faire un récit cohérent. Cela va lui permettre, à mesure que la conversation avance, de mettre du sens sur ce qui était perçu comme le chaos pur. Car un accident de chemin de fer, par définition, c’est le chaos : les wagons sont renversés, les repères bouleversés, on ne sait plus où sont le haut et le bas. C’est ce dialogue qui est proposé par le personnel des urgences médico-psychologiques. À défaut, les proches jouent parfois aussi ce rôle.
Depuis quand dispose-t-on de ce type de prise en charge en France ?
Les cellules d’urgence médico-psychologiques ont été créées à la demande de Jacques Chirac, alors président de la République, après les attentats dans le RER en 1995. J’ai moi-même participé à leur élaboration. Elles sont composées de psychiatres, de psychologues, d’infirmiers et de sauveteurs socio-psychologiques qui se rendent sur les lieux du drame à l’initiative du Samu.
Le traumatisme est-il nécessairement immédiat ?
Dans l’euphorie de constater qu’ils sont vivants, beaucoup de passagers ou de témoins physiquement indemnes déclinent l’offre de soins psychiques immédiats. Mais le traumatisme peut tout de même apparaître deux à trois jours après les faits. Il s’exprime par des cauchemars intensément vécus, des souvenirs intrusifs, une rumination mentale, voire des hallucinations. Les gens sont anxieux, déprimés, fatigués. Ils peuvent avoir une phobie de sortir de chez eux ou de remonter dans un train ou un métro. Leur personnalité est changée. Certains seront marqués à vie. J’ai par exemple revu récemment un patient que j’avais soigné après l’accident de train de la gare de Lyon, qui avait fait 56 morts en 1988. Il est toujours dans l’incapacité de reprendre le train et même de passer dans un tunnel en voiture.
Ça peut être des phobies définitives. Les accidentés de la gare de Lyon : voir cet accident à la télé va relancer leurs angoisses. C’est entre le 2e et le 10e jour qu’on voit si le traumatisme rentre dans l’ordre (parce que le patient a été aidé par ses proches ou par les cellules d’urgence psy), ou que s’installent les phobies. Ils ne peuvent pas se détacher, sont assaillis d’images hallucinatoires, ruminations mentales, cauchemars intensément vécus et non pas contemplés. Leur personnalité a été marquée. Ils ne seront plus comme avant, ils ressentent le monde autrement. Ont perdu leur élan vital.