IL MANQUAIT UN BOULON. Depuis l’accident de Brétigny-sur-Orge, survenu le 12 juillet 2013, on a beaucoup parlé d’éclisse. Cette sorte d’agrafe géante (elle pèse environ 10 kilos) est une pièce métallique servant à relier deux rails courts : c’est parce qu’une éclisse se serait relevée et aurait basculé au cœur d’un aiguillage (« appareil de voie » dans la dénomination SNCF) que le Paris-Limoges aurait déraillé.
En temps normal, une éclisse est raccordée aux rails par 4 boulons. Mais cela ne semble pas avoir été le cas dans l’aiguillage de Brétigny… En effet, un rapport interne de la SNCF, que le Figaro s’est procuré, révèle qu’un des quatre trous de l’éclisse retrouvée au cœur de l’aiguillage porte de très fortes traces d’oxydation. Cela semble indiquer que le boulon qui aurait dû être logé à l’intérieur n’y était pas « depuis une date que les expertises métallurgiques devront pouvoir préciser » écrit le rapport.
MAUVAIS ENTRETIEN. Avec cette éclisse à 3 boulons, l’implication d’un mauvais entretien des voies sur la catastrophe de l’Essonne est donc relancée. Et encore une fois resurgit la question clé : quel scénario doit-on dérouler pour expliquer que l’éclisse ait pu se relever et basculer au cœur de l’aiguillage ? Alors qu’elle aurait dû être solidement fixée aux rails, à plusieurs dizaines de cm de là où elle a été retrouvée.
Corollaire : la mauvaise position de l’éclisse est-elle la cause ou « simplement » une conséquence de l’accident ?
Quelques heures après la catastrophe, du côté de la SNCF, on incriminait la grosse pièce de métal. Dimanche 14 juillet, Pierre Izard, directeur général des infrastructures de la compagnie ferroviaire, tenait ces propos rapportés par l’AFP : l’éclisse qui s’est détachée "est venue se loger au centre de l’aiguillage et à cet endroit elle a empêché le passage normal des roues du train et elle aurait provoqué le déraillement du train".
QUID DES TRACES SUR LES ROUES ? Si la mauvaise position de l’éclisse est la cause première du déraillement, cela implique que la pièce métallique s’est déjà relevée pour se placer au cœur de l’aiguillage au moment où le Paris-Limoges s’apprête à rouler dessus.
Ce scénario est facilement vérifiable avec les traces laissées par l’éclisse sur les roues. Celles de la voiture motrice comme des voitures placées derrières – et même celles de tête n’ayant pas déraillé – auront roulé sur la grosse pièce métallique. La face interne des roues (la « table de roulement » comme l’appellent les cheminots) aura alors été labourée par l’éclisse. Des marques très identifiables ; impossible de les confondre avec celles de freinage, même d’urgence, qui laissent un « plat » sur toute la table de roulement.
En revanche, si les traces de l’éclisse sont uniquement visibles sur les roues des voitures qui se sont couchées, cela signifie que l’éclisse était toujours en place au moment où le train arrive sur l’aiguillage. Et c’est pendant le passage du train qu’il se serait passé « quelque chose » provoquant le basculement de l’éclisse vers l’aiguillage…
Oui, mais quoi ? Quel événement serait suffisamment violent pour arracher deux boulons de l’éclisse et permettre qu’un troisième (en l’absence du dernier boulon, comme indiqué par le rapport interne cité ci-dessus) fasse pivoter la pièce de métal au cœur de l’aiguillage ?
DILATATION. Ce qui est pointé du doigt par certains, c’est le possible effet dévastateur d’un changement dans la forme des rails. Un phénomène tout à fait naturel : ces tiges d’acier se dilatent en été quand la température monte ; elles se contractent en hiver pendant les épisodes de froid.
TAILLE DE JOINT. Au niveau de l’aiguillage, un espace vide – appelé « joint » - a d’ailleurs été prévu entre les extrémités des rails courts qui y sont assemblés. Ainsi, grâce à cet espace, les rails peuvent jouer sans exercer de contrainte l’un sur l’autre. C’est évidemment primordial : pareilles résistances peuvent avoir des conséquences dramatiques. Car si deux rails se dilatent sous l’effet de la chaleur dans un espace trop restreint, leurs extrémités en vis-à-vis peuvent pousser l’une sur l’autre. Et la voie pourrait en être déformée.
D’où la question : le joint de l’éclisse était-il suffisant à Brétigny ? Où, au contraire, était-il trop petit, et donc comblé par la dilatation des rails ? L’hypothèse ne doit pas être considérée à la légère, l’été 2013 ayant connu des épisodes de grosses chaleurs. Et pareil scénario serait déjà survenu dans le passé : en juillet 1962, l’Express 53 Paris-Marseille déraillait du haut d’un viaduc à Velars-sur-Ouche, en Bourgogne. Une catastrophe que nombre d’experts ont lié à la déformation des rails sous l’effet de la chaleur.
Contactée par Sciences et Avenir, la SNCF n’a souhaité faire aucune déclaration sur ces événements.
Olivier Lascar, Sciences et Avenir - 23 septembre 2013