D’épaisses zones d’ombre émaillent encore la sulfureuse trajectoire du jeune islamiste marocain qui a voulu semer la mort vendredi dans le Thalys entre Amsterdam et Paris. Les policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la sous-direction antiterroriste (Sdat), qui ont transféré samedi matin la garde à vue du suspect dans leurs locaux de Levallois-Perret, commencent à dessiner un édifiant portrait. Celui d’un apprenti djihadiste parvenu, comme d’autres avant lui, à se faufiler entre les mailles du renseignement avant de se jouer des frontières pour voyager à travers l’Europe et, peut-être, même s’il le conteste devant les enquêteurs, rejoindre les rangs de combattants volontaires en Syrie.
À l’origine pourtant, quelques signaux auraient pu laisser présager qu’Ayoub El Khazzani, originaire de Tétouan et qui devrait fêter ses 26 ans le 3 septembre derrière les barreaux, ajouterait son nom à la liste des fanatiques ayant pour dessein d’ensanglanter l’Europe et la France. En surface, l’homme, de corpulence plutôt fluette, n’a jamais fait parler de lui avant de gagner l’Espagne dès 2007 avec son frère Imran et ses parents qui vivaient du négoce de ferraille. L’apprenti terroriste n’a alors que 18 ans. Établis à Madrid jusqu’en 2010, les Khazzani débarquent ensuite à Algésiras, ville au bord du détroit de Gibraltar réputée être l’un des plus virulents foyers djihadistes du royaume. Ayoub végète alors dans le quartier d’El Saladillo, tenaillé par la misère, un chômage endémique et les trafics de cannabis. Selon des sources au sein de la police nationale espagnole citées par El Mundo, les Khazzani forment « une famille modeste qui gagne sa vie comme elle peut ».
Interpellé plusieurs fois en Espagne pour trafic de drogue
La mutation radicale du jeune, très connu au sein du quartier où il vit d’emplois précaires, se fait dans le sillage de son père, avec lequel il fréquente alors la mosquée Taqwa. Ce dernier explique aujourd’hui au quotidien britannique The Telegraph que son fils « ne parlait jamais de politique, juste de football et de pêche ». Pourtant le lieu de culte, classé comme salafiste, est jugé comme le plus radical du secteur. Il fait donc l’objet d’intenses surveillances de la part des services locaux. Entre deux prêches, Ayoub trempe aussi dans divers trafics de stupéfiants pour lequel il a été interpellé à trois reprises : deux fois à Madrid en 2009, une dernière à Ceuta, enclave espagnole sur la côte marocaine. Le petit trafiquant a même été détenu une fois pour ces faits. Signe, s’il en était besoin, des liens existant entre la vente de la drogue et l’islam radical toujours à la recherche de mannes financières.
« À partir de la fin 2013, Ayoub El Khazzani a été surpris en train de tenir des propos véhéments aux abords de la mosquée et il est aussitôt pris sur les écrans radar », confie un enquêteur au Figaro. En février 2014, Madrid prévient Paris que l’islamiste en herbe risque de venir vers la France. D’emblée, cette information est prise très au sérieux par les services français et l’homme fait l’objet d’une fiche S, pour « Sûreté du territoire », de niveau 3 sur une échelle de dangerosité allant de 16 à 1 pour les cas les plus venimeux. « En l’espèce, il était recommandé en cas de contrôle d’adopter une attitude extrêmement discrète et d’obtenir le maximum de renseignements sur lui et son entourage, en faisant si possible une copie d’une pièce d’identité, précise au Figaro un fonctionnaire de haut rang. Or, à aucun moment, la présence d’Ayoub El Khazzani n’a été signalée sur le sol français. »
Autant dire qu’un certain trouble s’est fait jour après la déclaration d’une source de l’antiterrorisme au quotidien El Pais, affirmant sans ambiguïté que l’« objectif » avait déménagé en France, depuis laquelle il serait même parti en Syrie avant d’en revenir. « Nous sommes très étonnés par ces affirmations tenues en off et venant d’Espagne, en totale contradiction avec les informations jusqu’alors obtenues par tous les canaux officiels », grince une source policière, non sans une pointe d’agacement. Dans la soirée, après une explication de gravures, le porte-parole du ministère de l’Intérieur espagnol a dû clarifier la situation en déclarant que ses services n’ont en fait « transmis aucune information sur un éventuel déplacement en Syrie de l’individu ou sur son possible retour en France depuis la Syrie », « parce qu’ils ne le savaient pas à l’époque ». « Si une faille a été constatée dans nos services de renseignements, nous aimerions comprendre laquelle, quand et où a-t-elle été commise », martèle une source ministérielle qui rappelle que « c’est au contraire grâce à la diffusion de son signalement au niveau du Système d’information Schengen (SIS) que Khazzani a été repéré ».
Des lenteurs de communication entre les agences de renseignement
De fait, sa fiche S a « sonné », comme dit le jargon policier, le 10 mai dernier à Berlin, au moment il prenait un vol de la compagnie Germanwings à destination d’Istanbul, la Turquie étant considérée comme l’antichambre avant de rejoindre les zones de combat. « Dès le 11 mai, les services français préviennent leurs correspondants espagnols qui enregistrent l’information, confie une source informée. Il faudra attendre exactement dix jours, soit le 21 mai, pour que Madrid nous apprenne qu’il n’était plus en Espagne mais en Belgique. On ignore pourquoi cette information n’avait pas été partagée auparavant… » De fait, Ayoub El Khazzani aurait débarqué dans les Flandres dès 2014. Les agents belges de la DR3, la Division de recherche antiterroriste de la police judiciaire fédérale, s’interrogent sur ses liens éventuels avec des islamistes de la ville de Verviers, l’un des principaux foyers de radicalisation en Belgique.
Avec quelque 300 compatriotes partis se battre sous la bannière noire de l’État islamique, le royaume est proportionnellement le pays le plus affecté par le djihadisme en Europe. Affirmant avoir trouvé son arsenal à l’intérieur d’un sac découvert dans un parc public de Bruxelles où il vivait en marginal, Ayoub El Khazzani persiste à nier toute coloration islamiste dans son équipée. Pourra-t-il longtemps tenir cette stratégie de défense ? En janvier dernier, peu après le carnage de CharlieHebdo et de l’Hyper Cacher en région parisienne, celui qui s’affichait en faveur d’un islam rigoriste sur les réseaux sociaux avait posté des photomontages de la guerre d’Algérie pour brocarder l’Occident, dénoncer « une civilisation terroriste et un état criminel » et fustiger les « juifs et les chrétiens, à l’origine du terrorisme ». Autoproclamé « compagnon du prophète de Dieu » (Allah), le tireur du Thalys continue à répondre aux policiers avec l’aide d’un traducteur tandis que des expertises techniques poussées sont en cours pour cerner les contours de son entourage. Outre les armes, les policiers explorent selon nos informations la mémoire de deux téléphones cellulaires, dont l’un de marque Sony, saisis en sa possession.