La décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris d’annuler neuf des dix-sept mises en examen dans l’un des volets de l’affaire de l’amiante, vendredi 17 mai, est un coup de massue pour les victimes. Seules huit personnes demeurent mises en examen dans une instruction ouverte il y a dix-sept ans sur l’impact sanitaire de la fibre sur les ouvriers de l’usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados). Et l’horizon d’un procès jugeant l’ensemble des responsabilités de s’éloigner encore.
Plus étonnant, les magistrats expliquent dans leur arrêt que la réalité de l’influence du Comité permanent amiante (CPA), un groupe créé en 1982 par les industriels de l’amiante et Dominique Moyen, alors directeur de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), "n’est pas établie". Et que les "actions de recherche, d’informations à destination des entreprises démontrent une volonté d’accompagner la prévention".
L’affirmation fait bondir le président de l’Association des victimes de l’amiante (Andeva), François Desriaux, pour qui le CPA n’était autre qu’un instrument de lobbying. M. Desriaux juge l’arrêt "sidérant" et annonce son intention de se pourvoir en cassation.
Les victimes ne seront sans doute pas seules à s’étonner de cette réhabilitation du CPA. Certains membres repentis de cette structure – en particulier le pneumologue Jean Bignon – ont reconnu avoir été instrumentalisés. "Je considère a posteriori que nous aurions dû collectivement nous opposer à la création du CPA", écrivait ainsi M. Bignon, en juillet 1996, dans la revue Pollution atmosphérique.
"MODÈLE DE LOBBYING, DE COMMUNICATION ET DE MANIPULATION"
Les parlementaires ayant participé, en 2005, à la mission d’information du Sénat sur l’amiante se trouveront eux aussi en léger décalage avec l’arrêt du 17 mai. Loin d’attribuer au CPA, comme le font les magistrats de la cour d’appel de Paris, "une volonté d’accompagner la prévention", le rapport parlementaire décrit cette structure informelle comme "un modèle de lobbying, de communication et de manipulation a su exploiter, en l’absence de l’Etat, de pseudo-incertitudes scientifiques ".
La mission d’information, conduite par le sénateur de l’Allier Gérard Dériot (UMP), estime aussi dans son rapport de 2005 que le CPA "a joué un rôle non négligeable dans le retard de l’interdiction de (l’amiante) en France" – mais les magistrats de la chambre de l’instruction jugent pour leur part que ce rôle "n’est pas établi"...
Dissous en 1995, le CPA a été bâti par Marcel Valtat – aujourd’hui décédé –, patron de Communications économiques et sociales (CES), la société de relations publiques des industriels de l’amiante. Les réunions des membres du CPA – médecins, représentants de l’industrie, fonctionnaires, responsables syndicaux – se tenaient dans les locaux mêmes de CES, sous la houlette de M. Valtat.
En dépit de cette inféodation aux industriels, l’arrêt de la cour d’appel met au crédit du CPA "le nombre important d’actions de recherche et d’information" menées sur le sujet de l’amiante. Marcel Valtat et sa société avaient en effet une certaine expérience en la matière. En 1993, par exemple, CES s’est spécialisée dans l’organisation de faux colloques scientifiques. Les documents internes des fabricants de cigarettes, déclassifiés en 1998 par la justice américaine, montrent ainsi que de grands cigarettiers – de même que d’autres industriels – ont eu recours à CES pour faire valoir leurs opinions sur l’évaluation des risques de leurs propres produits au cours de ces congrès factices, dans lesquels les intervenants scientifiques étaient choisis et cornaqués par les industriels.
L’arrêt de la cour d’appel ne surprendra pas seulement les victimes de l’amiante, les membres repentis du CPA ou ceux de la mission d’information parlementaire. Il a aussi toutes les chances de stupéfier les épidémiologistes. Ces derniers y apprendront notamment qu’"aucune étude épidémiologique (...) ne remettait en cause l’usage contrôlé de l’amiante".
En octobre 1960, John Christopher Wagner publiait pourtant une étude montrant que plus du tiers des cancers de la plèvre survenus dans une petite région de la province du Cap, en Afrique du Sud, touchaient des individus n’ayant jamais travaillé au contact de l’amiante, mais vivant à quelques kilomètres d’une mine d’"or blanc". Ces travaux ont été les premiers à mettre en évidence les risques d’une très faible exposition à la fibre minérale. Les magistrats de la chambre de l’instruction pouvaient, il est vrai, ignorer leur existence. Ils n’ont été guère été cités que 1 500 fois dans la littérature scientifique et médicale depuis leur publication.
le Monde, Stéphane Foucart et Simon Piel, 18.05.2013
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