Le témoignage de Caroline-Christa Bernard sur le suivi des victimes du Bataclan est-il mensonger ?

Une témoin de l’attaque au Bataclan, ancienne résidente d’un immeuble voisin de la salle de concert, est intervenue dans un forum d’extrême droite. Elle dénonce une « censure très forte » au sujet de l’islam dans des groupes de parole mis en place après les attentats. Ses propos ne sont pas corroborés par les associations de victimes.

Question posée par Kat le 29/01/2020

Bonjour,

Vous nous saisissez après la diffusion d’une courte vidéo sur Twitter, visionnée près de 85 000 fois. Sur ces images, une femme s’exprime à propos des attentats du 13 Novembre, dans le cadre d’une réunion publique. Elle dit avoir été « confrontée de très près à l’attentat du Bataclan » et dénonce une « censure très forte » au sujet de l’islam, notamment dans la prise en charge thérapeutique, au sein des groupes de parole de victimes, puis à l’hôpital.

On peut ainsi l’entendre dire : « Nous avons été placés dans des groupes de parole de huit personnes à peu près et la psychologue que nous avions pour animer le groupe de victimes était de confession musulmane (murmures dans la salle). Donc, nous n’avions pas le droit, au cours de ces échanges, de prononcer le mot islam. C’était le mot tabou. » Elle indique aussi : « Toutes les familles musulmanes qui ont subi des perquisitions abusives, ont été défendues par les associations de victimes qui défendaient les personnes qui ont été impactées par le drame du Bataclan (sic). Donc on se retrouvait avec deux combats presque antinomiques. » Puis, au sujet d’un séjour à l’hôpital : « J’ai été hospitalisée suite à l’attentat et même à l’hôpital, les médecins vous demandent de vous réconcilier avec l’islam. Ils vous demandent si aujourd’hui, vous avez encore du ressentiment ou si vous avez une perception plus paisible, plus apaisée de l’islam. Même au sein de l’hôpital, les médecins, les équipes infirmières, n’acceptent pas que vous puissiez émettre une parole dissidente. »

Forum d’extrême droite
La personne qui prend la parole dans cette vidéo se nomme Caroline-Christa Bernard. Elle se présente tantôt comme artiste tantôt comme juriste et évolue depuis quelques années dans les sphères identitaires. Ici, elle intervient aux 13e journées « Bleu Blanc Rouge » organisées par le site identitaire Synthèse nationale, qui se sont déroulées en octobre en présence de nombreux invités d’extrême droite, parmi lesquels Jean-Marie Le Pen, le militant Serge Ayoub ou encore Olivier Roudier, porte-parole de la Ligue du Midi. Le tout ponctué d’un concert du groupe patriote les Brigandes. Dans le reste de son intervention – qui dure seize minutes – Caroline-Christa Bernard déclare encore : « Nous avons eu, toujours par l’association de victimes, au moment des élections présidentielles de 2017, un communiqué officiel de Juliette Méadel, secrétaire d’Etat en charge des victimes, qui a demandé à ce qu’il n’y ait pas de vote pour Marine Le Pen. Ce communiqué officiel est passé dans toutes les associations de victimes et Juliette Méadel a clairement recommandé que nous n’allions pas voter Marine Le Pen. Donc même le vote des victimes était sous la houlette de la secrétaire d’Etat. » Et d’évoquer aussi d’autres formes de « censure » : celle des médias, qui n’auraient relayé au lendemain des attentats que des témoignages « politiquement corrects » comme celui de Danielle Mérian ou d’une policière « visiblement de confession musulmane » qui, au commissariat lors d’une déposition de témoins, se serait « montrée rejetante » devant une question sur la loi et le voile islamique.

Que ce soit chez le youtubeur suprémaciste Daniel Conversano, sur le site de Riposte laïque ou encore dans l’émission de LCI la Grande Confrontation, Caroline-Christa Bernard évoque régulièrement l’attaque du Bataclan. Elle explique avoir vécu pendant dix ans dans un immeuble proche de la salle de concert, ce que nous avons pu vérifier auprès d’anciens voisins résidant au 56, boulevard Voltaire, séparé du Bataclan par un autre immeuble et le passage Saint-Pierre-Amelot. Auprès de CheckNews, Caroline-Christa Bernard raconte : « Le soir des attentats, j’étais seule chez moi. Je suis descendue pour voir ce qu’il se passait. Au rez-de-chaussée, il y avait des locaux où le Bataclan avait son administration. Je suis passée par dehors pour aller voir, j’ai vu que la lumière était allumée. La porte était ouverte, le mobilier était renversé. Au milieu de la pièce, j’ai vu un jeune homme au sol. Je suis restée peut-être trois minutes en bas, avant de remonter. Je savais qu’une voisine faisait un dîner chez elle avec d’autres résidents. Je les ai rejoints et je suis restée avec eux, ils ne voulaient pas descendre. » Une voisine présente confirme à CheckNews l’existence d’un local loué par le Bataclan au rez-de-chaussée, donnant sur la rue. Et se souvient avoir vu arriver Caroline-Christa Bernard, ce soir-là au dîner, disant qu’elle avait vu un corps. Choqués, les convives suivaient déjà les événements en direct sur BFM TV.

Groupes de parole
Caroline-Christa Bernard précise qu’elle ne figure pas sur la liste unique de victimes (LUV) établie par le parquet et qu’elle n’a pas eu accès au fonds de garantie. Mais elle se dit profondément touchée par les événements : « J’avais un sentiment de culpabilité d’être partie sans aider ce jeune homme. On m’a dit qu’il était décédé. » Une information que CheckNews n’est pas en mesure de vérifier : si des habitants de l’immeuble se souviennent effectivement de traces de sang devant la porte cochère, la direction du Bataclan n’a pas souhaité confirmer ou infirmer la présence d’une personne blessée ou morte dans ce local. Toujours est-il que la riveraine se rend à l’Association française des victimes de terrorisme (AVFT). « Trois fois, en tout », nous dit-elle. « Lors de la deuxième séance, je voulais le dire : j’ai expliqué que pour moi, tout ça, c’était à cause de l’islam. La psychologue, sans brutalité, a changé de sujet. Elle ne voulait pas s’étendre sur le sujet. Je me souviens qu’une autre personne dans le groupe était mal à l’aise face à mes propos. »

La psychologue en question travaille désormais dans un autre centre. Contactée par CheckNews, elle se souvient de la venue de Caroline-Christa Bernard et des « propos forts » qu’elle a tenus sur l’islam. « Ce n’était pas un groupe de parole clinique à proprement parler en présence de victimes directes. Au tout début, des gens venaient dans notre association, avaient besoin de parler. On faisait un premier diagnostic et on les orientait. Ensuite on s’est organisés sur un suivi plus long. » Au sujet de la scène décrite par Caroline-Christa Bernard, elle réfute toute « censure » et indique : « Elle a verbalisé ce qu’elle pensait, elle a le droit de penser ce qu’elle veut. Je n’ai pas à porter de jugement sur son ressenti, qui lui appartient. Dans ces cas-là, on ne coupe pas la parole, on écoute, mais on n’est pas obligé de répondre. Mon travail est d’accompagner. En thérapie, je ne fais pas de politique. »

« Revisite de l’histoire »
Plusieurs rescapés du Bataclan, contactés par CheckNews, contestent les propos de Caroline-Christa Bernard au sujet des associations de victimes et ne cachent pas en avoir été choqués. Emmanuel Domenach, ancien vice-président de l’association « 13onze15, fraternité et vérité », nous indique : « Les victimes avaient le droit de poser toutes les questions. On a croisé des membres et adhérents d’extrême droite, d’autres d’extrême gauche, ils pouvaient tenir leurs propos. Etre victime, ça ne donne pas une immunité politique, mais notre association était apolitique, on ne prenait pas position. » Lui-même, en tant que victime, a fréquenté l’AFVT et la Fédération nationale de victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac) : « On n’a jamais reçu aucune consigne. Les premiers mots qu’on avait à la bouche, c’était comment trouver des psy, des avocats, quelles démarches faire pour avoir accès au fonds de garantie… » Pour lui, ces propos sont une « revisite de l’histoire. Cela me traumatise. Je ne pensais pas que ça arriverait, avec un rapport transparent de la commission d’enquête et la parole de centaines de témoins. Et j’ai l’impression que c’est de pire en pire ».

Même son de cloche à la Fenvac. Sa directrice générale, Sophia Seco, se dit « très surprise » par la vidéo. « Après les attentats, nous avons reçu près de 300 personnes en entretien. Une seule personne, dans une famille endeuillée, a fait des amalgames. Elle était sans filtre et ça m’a marqué, parce qu’elle était un cas isolé. On était dans un temps d’échange neutre, je n’allais pas chercher à la convaincre, à lui dire que ses propos n’étaient pas sensés. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus mesurée. Elle est revenue naturellement à la raison car elle n’a pas été instrumentalisée, ce qui peut être facile sur des personnes vulnérables. »

Sophie Seco enchaîne, au sujet des accusations portées par Caroline-Christa Bernard à l’encontre du personnel hospitalier :« Nous avons suivi des personnes qui ont été hospitalisées après les attentats. Il y a pu avoir des dysfonctionnements bien sûr, mais je n’ai jamais eu ce genre de retours. » Une rescapée du Bataclan, hospitalisée plusieurs semaines, témoigne par ailleurs auprès de CheckNews : « L’islam ? Moi, j’en ai parlé oui. Mais à Saint-Antoine, ils étaient trop occupés à me soigner et à sauver ma jambe pour me parler de ça. » Caroline-Christa Bernard, elle, a été internée pendant trois semaines dans le service psychiatrique d’un hôpital du nord de Paris, début 2016. Elle précise : « En arrivant, je leur ai dit que j’avais une angoisse de l’islam. Pendant le suivi, ils venaient me demander si ça allait mieux, si mon angoisse était apaisée. » Ce qu’elle interprète, nous dit-elle, comme du « politiquement correct ».

Moment de bascule
Concernant les autres accusations portées contre l’AFVT et les associations de victimes (ou d’aide aux victimes) au sens large : après recherche, l’AFVT indique à CheckNews n’avoir aucune trace de dossiers de suivi et d’accompagnement de familles musulmanes dans le cadre de perquisitions abusives, après les attentats. Ce que confirme une autre source, travaillant au service juridique de l’époque. Quant au « communiqué officiel » de Juliette Méadel recommandant de ne pas voter Marine Le Pen et qui aurait circulé dans les associations, il s’agit en fait d’une tribune, publique, publiée dans Libération en mai 2017. Intitulée « Marine Le Pen, vous n’aurez pas nos haines », elle est signée par plusieurs personnalités. D’après nos informations, les associations de victimes ont en effet été approchées pour apporter leur signature. Certaines ont refusé. Georges Salines, père d’une victime, a signé en son nom propre sans impliquer 13onze15, dont il était alors le président. Sur d’autres points, le témoignage de Caroline-Christa Bernard mêle interprétation de faits dont elle a été témoin et autres informations, tenues de seconde main. Par exemple, bien qu’elle parle de « censure » des médias, décrivant la nuée de caméras devant le Bataclan dans les jours qui ont suivi le drame, elle nous indique aussi ne pas avoir été elle-même interviewée ou coupée au montage par une chaîne en particulier. « Mais des personnes me l’ont raconté », ajoute-t-elle.

A présent, Caroline-Christa Bernard a quitté Paris et s’est installée près de Calais. D’elle-même, elle reconnaît que ses positions politiques ont changé après les attentats. « Pas loin de chez moi, il y a d’abord eu Charlie Hebdo, puis le Bataclan. Par la suite, j’ai travaillé avec une collègue qui était dans la famille proche du père Hamel, assassiné à Saint-Etienne-du-Rouvray. Alors voilà, le choc m’a amenée à me poser des questions. Aujourd’hui, je ne vois plus du tout les choses pareilles. J’ai peur du "grand remplacement" » Celle qui votait « Chirac et Sarko », a finalement donné sa voix au FN en 2017. Elle ne se dit pas d’extrême droite mais « défenseuse de la laïcité ». Son ancienne voisine, restée elle aussi très choquée par les attentats, a perçu le moment de bascule : « Je l’appréciais beaucoup. Maintenant elle dit qu’elle a peur que les Arabes viennent nous envahir et dit des choses sur les femmes voilées… Les attentats, ça l’a catapultée dans les extrêmes. On ne la reconnaît plus. »

Publié par Anaïs Condomines, pour Libération, le 31 janvier 2020.

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