Les victimes françaises du Bardo, oubliées du procès

Planning, traduction, indemnisation : une réunion interministérielle se penche sur les nombreuses incertitudes des audiences de juin prochain.

Depuis deux ans, les victimes françaises de l’attentat du Bardo et leurs proches se vivent comme des "oubliés", des "victimes de seconde zone". Ils ont été touchés par un attentat à 1700 kilomètres de Paris, juste après Charlie Hebdo et avant le 13 novembre 2015. Vingt-deux personnes sont mortes sous les rafales de kalachnikov avec, parmi elles, quatre Français. Six autres font partie des 45 blessés de l’attaque.

A un peu plus d’un mois de l’ouverture du procès, à Tunis, ce sentiment ne fait que croître, renforcé par de nombreuses incertitudes et incompréhensions qui planent toujours sur le dossier comme sur l’organisation de ce rendez-vous judiciaire.
Selon nos informations, une réunion de travail est organisée ce vendredi 27 avril à 10 heures au ministère de la Justice, dans la salle des portraits. Représentant du parquet général de la Cour d’appel de Paris et du parquet antiterroriste, conseillers d’Edouard Philippe (Matignon), de Nicole Belloubet (Justice) et de Jean-Yves Le Drian (Affaires étrangères), délégation interministérielle à l’aide aux victimes, magistrat de liaison à l’ambassade de France à Tunis... Ils vont être nombreux à faire face aux avocats des victimes. Et à leurs nombreuses questions.

Vidéoconférence et traduction

"Sur quelle période le procès va-t-il être audiencé ? Trois jours comme celui de Salah Abdeslam à Bruxelles, trois semaines, trois mois ? Se tiendra-t-il tous les jours ? Nous n’avons aucune information concrète nous permettant de nous organiser", regrette Gérard Chemla, qui représente 22 plaignants, l’association de victimes du Bardo et la Fenvac, la fédération nationale de victime d’attentats.

Vingt-six personnes doivent comparaître. Mais pas que. Le procès de l’attentat de Sousse qui avait fait 38 morts le 26 juin 2015 est prévu en même temps, sans que les dossiers soient joints. Les conseils français ne savent pas dans quel ordre ils vont être examinés, ce qui ne fait qu’ajouter au flou. Certains ont demandé à la chancellerie de "déporter" la salle d’audience en France avec la mise en place d’une vidéoconférence interactive et une prise de parole à distance. Une salle est déjà prévue à la cour d’appel de Paris, des magistrats sont en charge du dossier sans que cet aspect ne soit encore finalisé.

"Nous faisons notre maximum pour que les victimes puissent avoir accès au procès", assure à L’Express Elisabeth Pelsez. La déléguée interministérielle à l’aide aux victimes précise "essayer d’organiser la prise en charge financière des parties civiles", que ce soit pour venir à Paris ou se rendre en Tunisie. Lors d’une audience à la fin du mois d’octobre dernier de l’autre côté de la Méditerranée, les robes noires françaises avaient dû se déplacer à leurs frais.

A Tunis, en juin prochain, aucune plaidoirie en français ne sera possible, sauf de manière très succincte, la langue de la procédure étant l’arabe. Les avocats devront donc être assistés d’interprètes ou d’avocats tunisiens. Difficile dans ces conditions de savoir exactement qui fera le déplacement. D’autant que certains rescapés comme leurs proches restent "terrorisés" à l’idée de fouler à nouveau le sol tunisien sans recevoir d’assurances de mesures de sécurité concrètes et solides.

"Les manquements ont été trop nombreux"

Philippe de Veulle, qui représente cinq victimes, ne pense pas à ce stade prendre ses billets pour Tunis. Il entend boycotter un procès "fantoche" et "truqué". "A quoi sert-il quand des complices ont été relâchés et sont dans la nature ? Nous ne disposons que des éléments qu’ils veulent bien nous donner", lâche-t-il. Six suspects ont en effet bénéficié d’un non-lieu en août 2015 au motif d’aveux qui auraient été extorqués sous la torture par la brigade antiterroriste d’Al-Gorjani.

Dans le viseur du conseil français, le juge Béchir Akremi qui a instruit le dossier, aujourd’hui procureur. L’avocat l’accuse de sympathies islamistes. Maître de Veulle défend par ailleurs Walid Zarrouk et Issam Dardouri, deux syndicalistes policiers tunisiens emprisonnés pour avoir dénoncé des dysfonctionnements de l’enquête tunisienne. Les prises de parole de Philippe de Veulle et sa défense de rupture lui valent d’être menacé, par téléphone, sur Twitter, par mail. Fait inhabituel, il porte depuis un an et demi à la droite de sa ceinture, un pistolet semi-automatique. Une autorisation de port d’arme lui a été délivrée exceptionnellement par le ministère de l’Intérieur.

Un contexte tendu qui n’empêche pas l’avocat de continuer à pointer "la responsabilité entière de l’Etat tunisien" dont il attend une indemnisation pour ses clients. "Les manquements ont été trop nombreux. On ne peut pas laisser passer une chose comme ça", tranche-t-il. Des failles dans la sécurité ont en effet rapidement été mises en avant pendant l’enquête.

Le 18 mars 2015, il est 12h06 quand Jaber Khachnaoui et Yassine Laabidi, armés de kalachnikov et vêtus d’uniformes militaires, pénètrent dans le musée national du Bardo. Mais un seul garde armé se trouve à l’entrée du bâtiment qui est commune avec celle du parlement tunisien. L’homme, apeuré, a pris la fuite à l’arrivée des terroristes. La vidéosurveillance est, elle, hors service.

Un dossier incomplet

L’instruction a été rapide. Elle a été bouclée en 14 mois, le 18 novembre 2016. C’est en effet la limite maximale de la détention provisoire en Tunisie. La présence de ressortissants nationaux parmi les victimes a entraîné l’ouverture par le parquet de Paris d’une information judiciaire pour "assassinat en bande organisée en relation avec une entreprise terroriste". Une procédure qui s’est réalisée sans réelles investigations côté français. Sans pouvoir d’enquête sur place, les enquêteurs hexagonaux ont essentiellement dû se contenter de regarder leurs homologues tunisiens travailler.

Les avocats français se sont heurtés à une difficulté de taille : récupérer un dossier d’instruction traduit et complet. "A ce jour, nous n’avons en notre possession du dossier. Il nous manque de très nombreuses pièces, souffle Gérard Chemla. Dans le cas des six suspects qui ont bénéficié d’un non-lieu pour torture par exemple, nous ne disposons que de trois certificats médicaux. Pour les trois autres, nous n’avons rien."

Le dossier de l’attentat du Bardo et ses multiples manquements pourrait servir d’exemple côté français. La déléguée interministérielle à l’aide aux victimes annonce à L’Express attendre la fin des audiences tunisiennes pour mettre en place un groupe de travail et lancer "un vrai chantier" pour la prise en charge des victimes françaises d’attentat à l’étranger.

Source : L’Express
Auteur : Claire Hache
Date : 27/04/2018

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