Pourquoi les inondations en Libye ont-elles été si meurtrières ?

Avec des milliers de morts et de disparus, la Libye a payé un lourd tribut à la tempête Daniel qui s’est abattue dans la nuit de dimanche à lundi sur l’est du pays, dévastant particulièrement la ville de Derna. De multiples raisons expliquent ce bilan si meurtrier.

Des habitations rasées, des voitures ensevelies sous des boues ocres, des rues dévastées... la liste des dégâts matériels semble sans fin. Le bilan humain de la tempête Daniel, qui a frappé la Libye dans la nuit de dimanche à lundi 11 septembre, est plus lourd encore. Les inondations provoquées par le typhon ont fait plus de 3 200 morts, environ 7 000 blessés et plus de 2 400 disparus pour la seule localité de Derna, dans l’est du pays, selon un bilan officiel encore provisoire mercredi soir.

Un responsable de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) fait lui état d’un nombre "énorme" de morts qui pourraient se compter en milliers, avec 10 000 disparus. Si la ville de Derna est si fortement touchée, c’est parce que les deux barrages sur Wadi Derna, qui retiennent les eaux de l’oued qui traverse la ville de Derna, ont lâché sous la force des inondations. Des torrents puissants ont détruit les ponts et emporté des quartiers entiers avec leurs habitants de part et d’autre de l’oued, avant de se déverser dans la Méditerranée.

Comment expliquer un bilan humain aussi dévastateur ? Plusieurs facteurs sont en cause.

Un bassin démographique dense
Les inondations qui ont conduit à la destruction de deux barrages sont survenues dans une zone démographique particulièrement dense. Touchant d’abord la métropole de Benghazi, la tempête est ensuite venue frapper la côte orientale de la Libye en direction des villes du Jabal al-Akhdar (nord-est), comme Shahat (Cyrène), al-Marj, al-Bayda et Soussa (Apollonia) mais surtout Derna, la ville la plus touchée. Environ 100 000 personnes vivaient dans cette cité côtière.

Paradoxe, "les deux barrages sur Wadi Derna avaient justement été construits pour protéger la ville des inondations, explique Shirli Sitbon, chroniqueuse Sciences sur France 24. Après les travaux réalisés il y a quelques années par l’État libyen, les habitants sont venus toujours plus nombreux s’y installer au fil des années car ils s’y sentaient en sécurité."

Des barrages défectueux, des infrastructures vétustes
Or les deux constructions hydrauliques, entrées en service en 1986, étaient en piteux état, si l’on croit les experts. À l’origine, les deux barrages de Wadi Derna ont été construits entre 1973 et 1977 par l’entreprise de construction yougoslave (désormais serbe) Hidrotehnika-Hidroenergetika dans le cadre d’un réseau d’infrastructures destiné à irriguer les champs environnants tout en approvisionnant Derna et les communautés voisines en eau.

Un document publié en novembre 2022 par Abdelwanees A. R Ashoor, hydrologue à l’Université Omar al-Mukhtar, alertait déjà sur les risques, citant un certain nombre d’inondations qui avaient frappé la région à plusieurs reprises. "Les résultats obtenus démontrent que la zone étudiée est à risque d’inondation", avait conclu l’expert. "C’est pourquoi des mesures immédiates doivent être prises pour l’entretien courant des barrages, car en cas de grosse inondation, les conséquences seront désastreuses pour les habitants de la vallée et de la ville."

Le maire adjoint de Derna, Ahmed Madroud, a en outre déclaré mardi à Al Jazeera que "les barrages n’avaient pas été correctement entretenus depuis 2002”. "La rupture des deux barrages a amplifié les inondations déjà torrentielles”, poursuit Shirli Sitbon.

Des tonnes de boues se sont déversées dans des quartiers aux infrastructures vétustes et aux constructions réalisées au mépris des règles d’urbanisme au cours de la dernière décennie. "Les zones touchées sont des quartiers populaires où les gens vivaient dans des habitats précaires”, rappelle sur France 24 Olivier Routeau, directeur des opérations de l’ONG "Première Urgence Internationale".

Un phénomène météo d’une rare violence liée au réchauffement climatique
La puissance de la tempête est principalement liée à la température de l’eau particulièrement élevée en Méditerranée. "Près des côtes libyennes, la température de la mer est trois à quatre degrés plus élevée par rapport aux normales", indique le climatologue Davide Faranda, dans un article du Monde. Or plus l’air s’évaporant de la mer est chaud, plus les orages, provoqués par la rencontre entre deux masses d’air aux températures différentes, sont violents. Les hautes températures de l’eau favorisent effectivement l’évaporation de cette dernière, qui vient alors gonfler le potentiel pluviométrique des dépressions, perturbations et autres tempêtes.

Au réchauffement des eaux s’ajoutent "les fortes chaleurs qui ont asséché les sols, empêchant tout écoulement de l’eau", précise Shirli Sitbon.

Un état d’urgence ignoré des habitants
Avant d’atteindre la côte libyenne, la tempête Daniel est d’abord venue s’abattre sur la Grèce, la Bulgarie et la Turquie la semaine dernière, tuant 27 personnes et laissant, là aussi, des paysages dévastés par les eaux diluviennes.

En Libye, les habitants des régions de l’Est ont bien été prévenus par les autorités que la même tempête s’apprêtait à balayer la côte libyenne. Le Centre météorologique libyen avait d’ailleurs alerté les autorités qui avaient à leur tour décrété l’état d’urgence dans le pays. Mais celle que l’on a présentée comme le "Medicane" - contraction de Méditerranée et d’ouragan (hurricane en anglais) - n’a semble-t-il pas inquiété outre mesure la population qui n’a pas pris soin de suivre les recommandations, rapporte Ouest-France.

Il faut dire que le pays n’est pas habitué à être balayé par de telles tempêtes à cette période de l’année. Mais, selon les experts climatiques, la chaleur conjuguée au phénomène de "blocage en omega", qui bloque la circulation atmosphérique à haute altitude, a persisté sur l’ouest de l’Europe la semaine dernière. Ce phénomène météorologique a "fait dériver les perturbations atlantiques" vers l’est de la Méditerranée. Conséquence : la tempête a soufflé sur des régions habituellement épargnées.

Des secours empêchés

"L’un des enjeux majeurs dans cette course contre la montre demeure l’accès aux sinistrés", constate Olivier Routeau, de Première Urgence Internationale. De nombreux ponts et routes ont été coupés par des éboulements lors des inondations qui ont rendu l’arrivée des secours très compliquée, voire impossible dans les zones les plus durement touchées.

Livrés à eux-mêmes, des habitants ont raconté sur des réseaux sociaux être dans l’incapacité de sauver des proches ou des voisins de la noyade ou de les extraire des décombres.

Un pays en guerre

La Libye est plongée dans le chaos depuis la mort du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011, alors que deux autorités se disputent le pouvoir, l’une dans l’Est dirigée par Khalifa Haftar et non reconnue par la communauté internationale et l’autre dans l’Ouest, reconnue par l’ONU.

L’aide internationale, qui commence à affluer, ne devrait par ailleurs pas être facilitée par les factions armées qui gangrènent le pays. Profitant du chaos, des milices se sont installées dans les villes, certaines appartenant à la mouvance islamique radicale comme à Derna avec "Ansar al-Sharia", les jihadistes du groupe État islamique chassés en 2018 par les forces du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est.

Cet article est rédigé par Aude MAZOUE pour France24.

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