Il y a deux ans, Thomas et Lamia sont morts sous les balles des terroristes à Paris. Leurs papas - Jean-François Monteguer etPhilippe Duperron - ont fait le déplacement à Bruxelles pour assister au procès. Ils étaient ce matin au micro de La Première.
Pourquoi avoir fait le déplacement depuis Paris pour assister au procès ?
Philippe Duperron : "Nous sommes les représentants de l’association ’13onze15 Fraternité et Vérité ’, association des victimes du 13 novembre 2015. Le procès qui va se dérouler aujourd’hui n’a pas pour objet directement les attentats du 13 novembre 2015, mais la personnalité de l’auteur, Salah Abdeslam. C’est aujourd’hui le seul survivant des participants majeurs à ces attentats du 13 novembre 2015 et on sait aujourd’hui quel rôle il a joué par la préparation, puis dans l’action. Et donc nous sommes évidemment très attentifs et très intéressés à voir quelle attitude il aura devant la justice belge. C’est pour nous la première occasion, en tant que victimes, d’être confronté à lui."
Votre fils Thomas est mort au Bataclan le 13 novembre 2015. Comment appréhendez-vous ce procès ?
Philippe Duperron : "Je l’appréhende avec deux casquettes différentes. En ma qualité de président de l’association 13onze15, je suis le représentant des victimes et j’ai une mission, un mandat. Évidemment, en ma qualité de père de Thomas, ce procès est chargé d’une intensité émotionnelle extrêmement forte puisque, encore une fois, j’aurai devant moi un des acteurs principaux de ces attentats qui ont eu pour effet la mort de mon fils."
Jean-François Monteguer, vous aussi vous vouliez assister à ce procès. Pourquoi ?
Jean-François Monteguer : "J’ai l’impression qu’il peut, peut-être, ne pas parler, mais avoir quelques frémissements de coopération avec la justice. Peut-être. Je l’espère en tout cas. Moi j’ai perdu ma fille à la terrasse de " La Belle Équipe ", elle avait 30 ans. Je n’appréhende pas du tout de ce procès, je n’appréhende pas de le voir non plus, ce n’est pas quelque chose qui me stresse. Au contraire, je suis un peu le spectateur de moi-même, c’est-à-dire que je suis dans un autre monde. Je viens de passer ma première nuit à Bruxelles, j’ai très mal dormi. En fait, j’ai très mal dormi parce que, pour moi, c’est le 13 novembre qui est en avant-plan. Je sais très bien que ce n’est pas le procès du 13 novembre maintenant, mais quand même, c’est le personnage qui a télécommandé, qui a téléguidé, qui a organisé les attentats du 13 novembre, donc c’est important."
Si vous voulez le voir ce matin, c’est aussi pour être certain qu’il puisse physiquement assister à tous les autres procès ?
Jean-François Monteguer : "Tout à fait. Non seulement ça, mais j’ai la " chance " de pouvoir passer le reste de la semaine ici à Bruxelles, donc je verrai toutes les audiences et je vais l’observer. Comment est-il ? Comment est-il physiquement devant le public ? Est-ce qu’il nous regardera ? Est-ce qu’il parlera ? Et est-ce qu’en cours de semaine, il y aura justement une évolution dans son apparence physique ?"
Philippe Duperron, vous êtes un avocat à la retraite, ancien bâtonnier, vous connaissez bien cette mécanique judiciaire. Au début, Salah Abdeslam avait dit qu’il ne voulait pas être représenté par un avocat, maintenant c’est le cas. Quel regard vous portez sur ce jeu-là ?
Philippe Duperron : "Je pense que cela relève un peu de la stratégie. On sait aussi quelle est la valeur que l’on peut accorder à ses déclarations, puisque lorsqu’il a été appréhendé en Belgique dans un premier temps. Il avait déclaré vouloir collaborer avec la justice française. On a vu en réalité ce qu’il en été puisque il s’est muré dans un mutisme dont il n’est pas sorti. Nous sommes malgré tout attentifs à voir quelle stratégie il aura pu déterminer avec son avocat qu’il a choisi, Sven Mary, qu’il avait choisi dans un premier temps et qui s’est rétracté."
Vous avez accès au dossier, en tant que partie civile en France. Vous avez accès à toutes les auditions et à tous les éléments en fait ?
Philippe Duperron : "Nous avons connaissance en fait de tous les éléments du dossier d’instruction. Le juge Teissier, qui pilote le pôle d’instruction particulier, nous entretient très régulièrement et nous a donné les détails en fait de l’ensemble des tenants et aboutissants."
On est face quand même à des procès hors normes pour l’opinion, pour la justice ?
Philippe Duperron : "Oui, tout à fait. On est face à des procès hors normes, où les médias jouent aussi un rôle important, nous en sommes aujourd’hui l’exemple ou le témoin. La justice doit rester sereine et nous vivons dans des démocraties où la justice doit exercer sa mission et où, justement, ça n’est pas le peuple ni les médias qui dictent leurs lois, ce sont les juges qui vont appliquer les lois de la République."
"On sait que c’est une règle que les démocraties s’imposent, que toute personne a droit à un procès équitable et à une défense. Il faut que ces règles-là soient respectées quoi qu’il en soit et quelle que soit par ailleurs la gravité des infractions ou les drames que cela a pu causer. Je suis effectivement convaincu que ça doit être le cas."
Un des grands avocats français lors du procès Merah, Monsieur Dupond-Moretti, disait : " La société est anesthésiée par ce terrorisme. C’est ce que j’appelle la bataclanisation des esprits. On s’interdit de penser et le risque est que nous soyons tellement pris par ce chagrin(...) que l’on oublie les règles que nous avons mis des millénaires à élaborer. " En tant que membre de la famille des victimes, qu’en pensez-vous ?
Philippe Duperron : "Personnellement, c’est ma conviction. Mais j’ai aussi la conscience que dans les victimes que nous représentons, dans les familles que nous représentons, ça ne fait pas l’unanimité. On sait qu’il y a en chacun toujours une part de volonté de vengeance, d’une certaine manière, et quelque chose d’irraisonné."
Ça vous traverse la vengeance, Jean-François Monteguer ?
Jean-François Monteguer : "Tout à fait. J’ai encore rencontré hier à Paris des gens qui me disaient : ’ce genre de personnages ne mérite pas de vivre ’. Et moi j’ai l’attitude complètement inverse : ils méritent de vivre, mais évidemment pas comme ils vivaient avant, c’est clair. Il faut les maintenir en vie au maximum, le plus longtemps possible, et qu’ils se rendent compte chaque jour pourquoi ils sont emprisonnés, dans quelles conditions ils vivent parce que ce qu’il s’est passé est tout à fait, comme le procès, hors normes, impensable. Mais ils doivent absolument être maintenus en vie et non pas devenir petit à petit comme un légume, et encore moins les supprimer parce que ça serait leur rendre service que de les supprimer."
"Je n’ai ni colère ni haine. Mais il n’y aura pas de pardon."
Deux ans après les faits, quel est le suivi des victimes ? Vous êtes encadrés par les autorités ?
Philippe Duperron : "En France, il est très clair que d’abord le processus d’aide aux victimes, de prise en charge des victimes a, hélas, d’une certaine manière, évolué à la suite de ces attentats du 13 novembre 2015 et nous, victimes, y sommes pour quelque chose puisque nous avons très largement participé à ce qu’on appelle les RetEx, les retours d’expérience, et nous avons ainsi pu livrer tout ce que nous avons constaté de manque de défaillance de la prise en charge. "
"Aujourd’hui, effectivement, la délégation interministérielle et l’aide aux victimes qui a été installée a une réelle volonté d’action sur le terrain de prise en charge. En termes d’indemnisation, le processus d’indemnisation a été élaboré de longue date et les victimes du terrorisme sont prises en charge par le Fonds de garantie et d’indemnisation du terrorisme et des actes de terrorisme. Donc, il y a effectivement une démarche et une prise en charge très structurées et j’oserai dire d’une certaine manière très efficace, même si elle est perfectible et nous sommes toujours attentifs à ce qu’elle soit perfectible."
Est-ce que ce procès fait partie du processus de deuil pour vous ?
Jean-François Monteguer : "Oui. Je pense qu’à partir du moment où on va peut-être approcher d’une vérité, c’est ce que nous lui demandons. L’association est Fraternité et Vérité et nous ferons tout pour avoir la vérité. Et je crois que la vérité fait partie de la reconstruction. Quand on ne sait pas, on est perdu. Quand on commence à savoir, ou du moins on peut espérer savoir, là je crois qu’effectivement ça peut aider. Ça ne résoudra pas le problème, ça ne fera pas revenir nos enfants, c’est clair, mais ça permettra quand même de nous aider."
Date : 05/02/18
Auteur : RTBF
Source : RTBF