Procès Cannes Torcy : "Le djihad, je suis pas pour, je suis pas contre"

Qu’y a-t-il en commun entre Jamel B., 30 condamnations au tribunal des enfants, radicalisé en prison, et Victor G., enfant de la grande bourgeoisie parisienne, converti à l’islam ? Ils comparaissaient tous deux au procès de la cellule terroriste Cannes Torcy et risquent 20 ans de réclusion criminelle.

Une salle d’audience est parfois un concentré vertigineux de la société. Mercredi 25 avril, lors de la cinquième journée du procès fleuve de la cellule terroriste Cannes Torcy, il s’est passé l’un de ces moments-là : un choc de classes sociales, avec la confrontation de deux mondes que tout oppose.

Pour l’incarner, ces deux hommes qui risquent l’un et l’autre vingt ans de réclusion criminelle : Jamel B., 30 ans, et Victor G., 28 ans. Le matin comparaissait Jamel B., qui a passé plus de temps en prison que dehors, un habitué du tribunal des enfants, où il avait déjà récolté une trentaine de condamnations pour des vols et divers délits, et qui a franchi les portes d’un pénitencier la première fois à 6 ans : il venait rendre visite à son père, un caïd des stups, qui a lui aussi passé sa vie à l’ombre.

L’après-midi, c’était au tour de Victor G. de s’avancer à la barre. Un enfant de la grande bourgeoisie, parents intellectuels, père et mère dans la finance, élevé dans le 8ème arrondissement à Paris, école privée catholique, et ancien du collège huppé Chaptal. Jamel B. est dans le box des accusés, côtés détenus, séparés par une simple vitre de Victor G., qui comparaît libre : il a été mis en liberté en avril 2015. Leur seul point commun ? Ils ont été embarqués tous deux, à des degrés différents, dans l’orbite de Jérémie Louis-Sidney, le cerveau de la bande Cannes Torcy, accusé d’avoir fomenté entre autres un attentat contre une épicerie casher de Sarcelles. Jérémie Louis-Sidney est mort : quand les policiers l’ont interpellé fin 2012, il a fait feu et a été abattu.

Jamel B. est un grand costaud, qui visiblement a passé beaucoup de temps à faire de la musculation en prison et arbore une marque violacée sur le front : celle du résultat du choc du front sur le sol, lors des prières. Avec Jérémie Bailly, le bras droit de Jérémie Louis-Sidney, c’est le seul de la bande qui refuse de se lever à l’entrée du Tribunal. Il est soupçonné d’avoir participé à un projet d’attentat déjoué contre des militaires, s’est rendu en Syrie un mois, en janvier 2013.

Le président du tribunal lit le rapport de détention, cela fait quatre ans que l’homme est incarcéré. Jamel B. est décrit comme un détenu "dangereux, manipulateur, sournois". Il fraie avec deux autres détenus, l’un incarcéré pour apologie du terrorisme, l’autre, pour une affaire de terrorisme. Il "tente même de retourner certains surveillants". Selon le rapport, l’homme n’hésiterait pas à passer "à des violences à l’extérieur". En témoigne un épisode inquiétant datant de septembre 2016, où il s’est rasé entièrement, parties intimes comprises, puis a rédigé son testament, "comme s’il voulait partir au combat", dit le rapport : il est soupçonné d’avoir voulu fomenter une action violente en prison. Il y avait d’ailleurs des graffiti "l’Etat Islamique vaincra" dans sa cellule. "C’est pas moi", se défend-il, "c’était d’autres détenus, moi, j’ai juste écrit les versets du coran".

Jamel B. explique que le QI, (quartier isolement), ça le rend "dingue" : "ça m’a mis en révolte. Je parle fort, j’ai l’air agressif, mais faut pas croire. Je suis innocent". Il réfute le soupçon de projet d’attentat en prison. "Oui, je me suis rasé, mais ça avait rien à avoir. Faisait chaud, quoi. J’avais les cheveux longs, en prison, t’as pas le L’Oréal, tout ça".

"- Et le testament ? Vous êtes jeune pourtant ?"

"- Quand t’es musulman, tu penses toujours à la mort".

"Le djihad, je suis pas pour, je suis pas contre"

Jamel B. ne parle pas, il s’enfonce. Alors qu’à peu près tous les autres prévenus de la bande accablent feu Jérémie Louis-Sidney, le cerveau, accusé d’avoir "engrené" et terrorisé tout le monde, lui, le défend encore :

"C’était un pote. Il était hyper gentil. En fait, on était tous les deux un peu artistes. Lui dans la musique. Moi dans le dessin".

Jamel B. explique aussi que pour lui "l’islam est au-dessus des lois de la République", critique les "musulmans modérés, qui pratiquent un "islam falsifié" ("c’est comme si t’achètes un ordinateur ? Pourquoi t’achèterais un Made in China"), se désole qu’il ne soit pas possible de réellement pratiquer sa religion en France :

- "Bah oui, c’est pas un pays musulman, c’est pas là que tu peux mettre en place un califat."

- "Ca veut dire que vous ne vous y sentez pas chez vous ?"

- "Y a pas de chez nous en fait"

Le djihad ? "Je suis pas pour, je suis pas contre". Jamel B. défend le djihad armé en Syrie, par exemple ceux qui "prennent les armes pour se battre contre le tyran Bachar". "Vous défendez tous ceux qui combattent Bachar ?", demande un avocat des parties civiles. "Oui, tous". Silence. Il répète plus fort : "Tous". Murmures médusés côté de la partie civile, et soupirs accablés du côté de la défense.

Et le djihad en France, les attentats ? Il se défend mollement : "Le djihad, ça doit être en terre d’islam, la France, c’est pas une terre d’islam". L’avocat des parties civiles insiste : "Et si un savant vous dit qu’il veut mener aussi le djihad en France, vous faites quoi ?". Jamel B. : "Je sais pas".

"C’est Jérémie Louis-Sidney qui lui a mangé le cerveau"

Emily, son ex-épouse, est citée à la barre. Elle a des origines juives.

"Quand ma grand mère est morte, Jamel est venue avec moi. On était entourés de rabbins, je l’ai jamais entendu faire de remarques antisémites".

Elle s’est convertie à l’islam. Elle est intelligente, parle bien, a eu un enfant avec Jamel, et son profil déroute les avocats de la partie civile qui voyaient plutôt en elle une épouse terrorisée par son ex.

"Jamel ? Il voudra pas l’admettre, mais il fait souvent son gros dur, alors qu’en fait il est hyper-influençable. Moi, je savais très bien quoi lui dire quand je voulais lui faire faire quelque chose. Ce procès, ça résume toute sa vie : il s’est toujours fait embarquer dans des trucs. Comme il était costaud, plein de types du quartier allaient le voir pour lui proposer de rentrer dans des combines. Et puis il y a eu Jérémie Louis-Sidney... C’est lui qui lui a mangé le cerveau. Comme une bonne partie de ceux qui sont là aujourd’hui".

Emily s’est convertie avant que Jamel ne s’intéresse à la religion. Elle s’est voilée à un moment de sa vie. La jeune femme est toujours musulmane, mais elle n’est plus voilée. Elle tente d’expliquer que le salafisme n’est pas le djihadisme :

"Les salafistes, c’est un peu comme les mormons, plutôt, des religieux très rigoristes. C’est comme ça qu’il est, Jamel."

Les avocats de la partie civile repartent sur le voile, sur les remarques que Jamel faisait sur la minijupe de sa soeur qui, disait-il, "la faisait ressembler à une prostituée". L’avocate générale insiste : "Il fait chaud où vous habitez. Est-ce qu’il vous autorisait à mettre un maillot de bain ? ". On est à deux doigts du Point Burkini mais les avocats de la défense commencent à s’énerver. Un avocat de la partie civile lance : "C’est la salafisation des esprits !". Indignations et protestations côté défense. "Du calme, du calme !", tente de modérer le président du tribunal.

L’ambiance reste tout aussi tendue pendant l’audition de la soeur de Jamel B., qu’on réinterroge sur ces fameuses mini-jupes. La mère de Jamel B. est elle aussi questionnée sur son hijab : "C’est pas mon fils qui m’a obligée. C’est avant, je travaillais, je mettais pas le hijab, mais maintenant, je travaille plus..."

Quand l’avocate de son fils la questionne, elle craque, évoquant le souvenir du père de Jamel B. :

"Il frappe, son papa, il frappe tout le temps. Quand je suis enceinte, il frappe. Un jour, je veux me jeter par la fenêtre tellement j’en peux plus. Et les enfants ils voient tout..."

Ses pleurs résonnent dans le tribunal.

Darwin et le cannabis

C’est au tour de Victor G. de venir à la barre. Imberbe, crâne rasé, Victor G, s’exprime très bien, de façon très construite. C’est un gamin choyé par ses parents, d’un milieu intellectuel. Son grand père était musicien. Son père, un littéraire, qui à la barre cite Spinoza, Bergson et Levi-Strauss, et qui a finalement fait carrière dans la finance, comme trader. Sa mère aussi. Elle a ensuite vendu des bijoux Chanel sur Internet. Dans la famille, il y a deux filles, et un garçon, Victor. Victor est le seul qui a mal tourné :

"J’ai pas été pris dans l’école de mes soeurs".

Victor a un gros souci : le cannabis. Aujourd’hui encore, il fume dix joints par jour. "J’ai arrêté ces dix derniers jours pour avoir l’esprit un peu clair pour le procès".

Le cannabis l’a fait décrocher complètement des études. Il commence à bosser comme livreur de sushis, puis déménage à Cannes, rencontre Mélanie - "une jeune fille très bien, je l’aimais beaucoup", dit la mère de Victor G.. Victor G. regarde des vidéos sur l’islam, sur les miracles, se convertit.

"Mélanie était très heureuse de ma conversion. Je me suis rangé. J’ai arrêté de boire".

Victor commence alors à fréquenter la mosquée Al-Madina à Cannes. Puis Jérémie Louis-Sidney. On reproche aujourd’hui à Victor G. d’avoir prêté assistance à Jérémie Louis-Sidney dans ces différentes "conspirations" d’attentat.

Chez les G., on discute beaucoup, on est à l’écoute des enfants. Le psychologue qui a réalisé l’expertise s’interroge :

"Issu d’un milieu très libéral, Victor G. a peut être manqué de cadre et de contraintes, un cadre restrictif qu’il a recherché dans sa conversion à l’islam".

Avec son père, athée, Victor discute énormément de ses nouvelles convictions. Il est par exemple toujours fermement anti-Darwin :

"C’est seulement une théorie, la théorie de l’évolution. Darwin dit qu’on descend du singe, je ne trouve pas ça très glorieux. De toute façon, c’est contraire au Coran".

Son père explique qu’il trouve ses débats avec son fils "passionnant" : "Darwin, c’est celui qui nous aide à comprendre que Dieu n’existe pas".

Du côté des avocats des parties civiles, des avocats généraux, des magistrats, on est complètement désarçonné par la famille de Victor G. Ou comme le résume maladroitement un avocat des parties civiles : "Monsieur, j’ai l’âge d’être votre fils, mes parents ont le même parcours intellectuel. Je me demande comment vous avez pris la conversion de votre fils ?". Réponse sèche du père de Victor :

"Votre question est raciste : me la poseriez-vous s’il s’était converti au protestantisme ?"

Plus on déroule le profil de la famille de Victor G., moins ça "colle", avec ce que le tribunal attend d’une famille de présumé terroriste. Plus jeune, le père a vécu dans un kibboutz, il fait partie d’une loge maçonnique créée par le fondateur de la Licra, la famille est entourée d’amis de confession juive.

"Victor a passé plus de temps dans des bar-mitzvah que dans des communions. Qu’on l’accuse d’antisémitisme, ça nous a vraiment choqués", dit sa mère.

Les parents ne comprennent pas ce qui leur arrive. Le tribunal non plus. Ils le questionnent, avec prudence, impressionnés par le père de Victor G., cet homme qui leur ressemble. "Mais votre fils, à un moment, il vous échappe, non ?" Le père :

"Non, je ne crois pas. Nous avons toujours gardé le contact. J’ai un seul regret. Pour moi, les études, c’était sacré. J’ai peut-être trop insisté là-dessus, j’ai été trop rigide, ce n’était pas sa voie".

Quand il rendait visite à Victor en prison, le père lui laissait des livres. "Le comte de Monte-Cristo", d’Alexandre Dumas, "L’Enfant", de Jules Vallès... Le président du tribunal insiste sur la consommation de cannabis.

"Je ne fume pas. Ni cigarette, ni cannabis. Pour moi, ce sont deux substances tout aussi dangereuses l’une que l’autre".

Le père dit être gêné par la qualification juridique "d’association de malfaiteurs". "La justice doit juger des individus, pas un amalgame d’individus. Les amalgames, c’est dangereux". Cela sonne étrangement, dans cette salle d’audience où l’on ne cesse de parler d’islam (les faits seront évoqués dans quelques semaines, et pour l’instant, le tribunal est censé se cantonner à la personnalité des accusés).

Depuis sa sortie de prison, Victor G. a travaillé deux mois dans un magasin des Champs-Elysées. "Mon CDD n’a pas été renouvelé. Quand on tape sur Google mon nom, on tombe sur terroriste". Il est aujourd’hui logé dans un appartement dans le 16ème arrondissement, que sa mère a hérité de sa grand-mère.

Source : nouvelobs.com
Auteur : Doan Bui
Date : 29 avril 2017

Crédit photos : Source : nouvelobs.com Auteur : Doan Bui Date : 29 avril 2017

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