Saint-Denis : le cynisme des proprios

Les marchands de sommeil du 39, rue Gabriel-Péri, où le feu a fait trois morts, étaient dans le collimateur de la justice.

Héléna Fokuo avait déposé plainte en décembre 2011 contre la SCI qui continuait à encaisser le loyer de son appartement. Son immeuble, un taudis dans le centre de Saint-Denis, était sous le coup d’un arrêté de péril depuis décembre 2008, statut qui exonère les locataires de payer leur loyer. Depuis des années, comme tous les autres locataires, elle vivait sans eau, dans des conditions d’une incroyable vétusté. Dans le même temps, la mairie de Saint-Ouen faisait un signalement au procureur de Bobigny pour l’alerter de la situation inquiétante du bâtiment sur le plan de la sécurité, demandant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de ces « copropriétaires indélicats », euphémisme désignant les marchands de sommeil qui sévissaient au 39 de la rue Gabriel-Péri. Le parquet a transmis en mars le dossier à la cellule de police de Seine-Saint-Denis spécialisée dans l’habitat indigne. Six mois plus tard, les policiers ont fini par convoquer le gérant de la SCI, principale propriétaire. Il était prévu qu’il soit entendu… hier. Un peu tard. Dans la nuit de samedi à dimanche, l’immeuble de la rue Gabriel-Péri a brûlé. Trois personnes sont mortes dans l’incendie. Dont Héléna Fokuo et son mari.

Piège. La procureure de Bobigny a ouvert hier une information judiciaire pour homicides et blessures involontaires, aggravés par le manquement à une obligation de sécurité. Les causes de l’incendie sont encore inconnues. Mais le juge d’instruction devra déterminer si les conditions d’insalubrité extrême du bâtiment ont joué un rôle dans le déclenchement et la propagation rapide de l’incendie, qui a pris au piège en pleine nuit la trentaine d’habitants. Les copropriétaires qui ont laissé dépérir cet immeuble pourraient être inquiétés.

Dans ce bâtiment, deux SCI détenaient les deux tiers des appartements. Seuls trois appartements étaient détenus par des propriétaires occupants. Selon Stéphane Peu, adjoint au maire de Saint-Denis en charge de l’urbanisme, « ces petits propriétaires pourtant très modestes étaient de bonne volonté, ils payaient leurs charges. En revanche, les gros propriétaires, comme le syndic, ont organisé l’endettement de la copropriété et n’ont jamais répondu aux injonctions de travaux alors qu’ils en avaient les moyens et l’obligation ». L’élu parle d’une « délinquance organisée et astucieuse ». Il explique comment ces propriétaires attendaient la limite d’expiration des délais d’injonction pour voter les travaux, pour finir par ne jamais les faire. Jusqu’à ce qu’en juin, près de quatre ans après le premier arrêté de péril imminent, la mairie de Saint-Denis en vienne à se substituer aux copropriétaires afin d’effectuer des travaux urgents, dont la réparation du plafond des caves qui menaçait de s’effondrer. Les deux SCI principales, dont les dirigeants possèdent de très nombreux biens, n’ont pas déboursé un centime. « Ce sont des gens qui ont des connaissances juridiques, qui connaissent et utilisent le système en toute impunité. » Bernard L.,le gérant d’une des SCI, est d’ailleurs inscrit comme enseignant en droit à l’université Paris-Dauphine.

Panonceau. Lui et son frère Thierry L. sont bien connus dans ce quartier très populaire du centre de Saint-Denis, où ils ont longtemps eu pignon sur rue, via l’agence Nathan Immobilier, bien que leurs sociétés soient domiciliées dans le chic XVIIe arrondissement de Paris ou à Enghien-les-Bains. Fermée depuis plusieurs mois, l’agence - sur laquelle figure toujours un panonceau « nous revenons dans quelques instants » - est située à quelques dizaines de mètres de l’immeuble qui a brûlé.

Plusieurs rescapés de l’incendie racontent qu’ils avaient trouvé leur logement « par Nathan », comme d’autres dans le quartier. Avec la dégradation de l’immeuble, et l’arrêté de péril, de plus en plus d’appartements étaient squattés ou loués sans droits ni titre.

Les « locataires », pour beaucoup des sans-papiers, expliquent qu’ils laissaient des enveloppes en liquide soit au restaurant d’en bas, soit à un « intermédiaire » qui passait chaque mois. Néjia M., enseignante, est locataire d’une des SCI appartenant à l’un des deux frères L. depuis près de vingt ans. Elle loue un appartement juste à côté de l’agence Nathan. Et a tenté à plusieurs reprises de les assigner devant des tribunaux, en vain. « Ils ne font aucuns travaux, louent des appartements sans radiateurs, il y a des fuites d’eau à côté des installations électriques et tout à l’avenant », dit-elle. Depuis l’incendie du 39, rue Gabriel-Péri, cette locataire ne peut s’empêcher de penser que le drame aurait pu se produire chez elle.

Dans le centre de Saint-Denis, la mairie a répertorié 80 autres immeubles présentant un danger imminent. Didier Paillard, le maire communiste, souhaiterait que la lutte contre les marchands de sommeil soit une des cibles de la future Zone de sécurité prioritaire (ZSP) de Saint-Denis, annoncée par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. Il rappelle que les incendies dans ces taudis font plus de morts que les règlements de comptes.

ALICE GÉRAUD, Libération - 12 septembre 2012


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