Brétigny : quand la SNCF proposait d’être experte et partie

La SNCF voulait se mêler de très près à l’enquête judiciaire sur l’accident de Brétigny-sur-Orge (Essonne), qui a fait sept morts et des dizaines de blessés. Selon nos informations, la SNCF a demandé deux fois (les 19 et 22 juillet, soit une semaine après le drame) à la justice de réaliser elle-même l’expertise métallurgique de l’aiguillage sur lequel le Paris-Limoges a déraillé. Un scénario qu’avait déjà évoqué le Figaro le 24 septembre. « On croit rêver », avait alors réagi l’avocat de la Fédération nationale des victimes d’accidents collectifs (Fenvac), Georges Holleaux.

Les juges d’instruction ont refusé la main tendue par la compagnie. Mandater la SNCF aurait en effet posé un conflit d’intérêts majeur, puisque cette expertise doit notamment déterminer s’il y a eu une faute de maintenance.

Guillaume Pepy était parfaitement conscient de son importance. « L’analyse métallurgique est l’un des éléments indispensables » pour établir « les causes » du déraillement, avait dit le président de la SNCF lors d’une conférence de presse le 11 septembre.

Pepy avait alors assuré qu’« il ne nous appartient pas d’établir la vérité » : « La vérité est une vérité judiciaire. Ce n’est pas […] la SNCF […] qui prend l’initiative et qui conduit les enquêtes, c’est bien l’autorité judiciaire et les trois juges d’instruction. » Et d’ajouter que ses « experts […] contribuent aux deux enquêtes exclusivement sur demande […] de l’autorité judiciaire ». La SNCF a pourtant fait exactement le contraire.

Verdict. Tout commence le soir du drame, le 12 juillet. Christian B., chef de la division ingénierie de maintenance de voies nationales à la SNCF, est réquisitionné pour assister la brigade criminelle de la police judiciaire de Versailles.

A partir de 23 h 30, il examine l’aiguillage à Brétigny en compagnie du commandant G. (1). Et livre son verdict aux policiers sur procès-verbal : « Le déraillement est dû aux ruptures des boulons de l’éclisse ».

Cette pièce métallique qui sert à relier deux rails a « basculé sur elle-même à 180 degrés » en pivotant autour « de son dernier boulon », et s’est retrouvée au cœur de l’aiguillage.

Mais cet examen visuel ne permet pas à Christian B. de répondre aux questions essentielles. Comment l’éclisse s’est-elle retrouvée avec seulement un boulon sur quatre ? Certains étaient-ils manquants ou desserrés avant l’accident ?

Une semaine plus tard, le 19 juillet, Christian B. envoie un mail au commandant G.. Il lui adresse une note de quatre pages, consacrée à « l’expertise métallurgique des pièces » de l’aiguillage. L’ingénieur explique qu’elle est « indispensable pour comprendre » et donne des conseils techniques. Et conclut que la SNCF dispose justement « des experts et des laboratoires métallurgiques adaptés » et « peut proposer ses services en conséquence pour tout ou partie de cette analyse : réalisation et/ou accompagnement du responsable de l’enquête ».

Le 22 juillet, la SNCF revient à la charge. Guillaume Pepy adresse au procureur d’Evry, alors en charge de l’enquête judiciaire (2), le rapport d’enquête interne de la SNCF sur l’accident. La note de Christian B. est annexée au rapport. Mais la dernière phrase a été modifiée. Désormais, la SNCF « souhaiterait, autant que de possible, participer aux opérations d’expertise ». Alors qu’elle se contentait, quatre jours plus tôt, de « proposer ses services ».

Cette insistance est d’autant plus troublante que le rapport d’enquête SNCF établit qu’il manquait un boulon sur l’éclisse avant l’accident, et que l’autre joint de l’aiguillage avait un boulon manquant et un autre sans écrou. Quand il a rédigé son courrier, Guillaume Pepy ne pouvait donc ignorer que la piste du problème de maintenance prenait corps.

« Atténuation ». Contactée par Libération, la SNCF fait, par mail, amende honorable. « Nous avons dans un premier temps, en manifestation de bonne volonté, proposé les services de nos experts et laboratoires. Puis nous avons réalisé que nous ne pouvions pas être experts et partie sur le sujet. Dans la note dont dispose le procureur, nous nous sommes donc contentés du souhait de participer aux opérations d’expertises, autant que de possible. »

Selon la SNCF, la seconde formulation était donc une « atténuation » de la première. Si la SNCF explique avoir « revu sa proposition », elle ne l’a pas retirée pour autant. Et son offre a été, au finale, rejetée par les juges d’instruction. « L’expertise a été confiée à un laboratoire indépendant, et aucun salarié de la SNCF n’y participera. C’est une question de bon sens », confie une source proche de l’enquête.

Deux centres techniques réputés étaient capables de la faire : le LNE, qui dépend de l’Etat (propriétaire de la SNCF), et le Cetim, contrôlé par la Fédération des industries mécaniques (une branche du Medef). Selon nos informations, c’est le Cetim qui a été saisi mi-septembre. Les magistrats ont donc choisi le laboratoire qui offrait les meilleures garanties d’indépendance.

(1) Les noms ont été modifiés.

(2) Il a ouvert deux jours plus tard une information judiciaire confiée à trois juges d’instruction.

libération.fr avec Yann Philippin - 7 octobre 2013


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