Procès Xynthia : le monde perdu de René Marratier, ex maire de La Faute-sur-Mer

Depuis qu’une tempête a endeuillé et dévasté sa commune de la Faute-sur-Mer, René Marratier est un naufragé. Il a échoué sur une rive inconnue, dans un monde qu’il ne comprend plus. Avant Xynthia, il habitait une terre familière. Une naissance il y a 62 ans à Luçon en Vendée, une vie professionnelle commencée dans un garage et hissée, au fil des années, au rang de patron d’une petite entreprise de transport routier, une consécration sociale acquise en 1989 lorsqu’il est devenu maire de la Faute-sur-Mer pour la première fois et une satisfaction tranquille renforcée à chaque renouvellement de son mandat. Quatre élections, presque à l’unanimité, ça donne confiance en soi.

La commune grossissait aussi sûrement que ses certitudes. Le conseil municipal ronronnait, les délibérations ne traînaient guère, René Marratier maudissait les fonctionnaires de l’Etat et leur "acharnement administratif", ce n’était quand même pas eux qui allaient dicter ce qui était bon pour la commune et ce qui ne l’était pas, il le savait mieux que personne, le maire, ce qu’il fallait à la Faute-sur-Mer.

Les pavillons neufs au bord de l’eau se remplissaient l’été, fermaient l’hiver, on en construirait d’autres l’année suivante et celle d’après encore, ça ferait vivre les commerçants et tourner les entreprises des Fautais, qu’on distinguait toujours des résidents secondaires.

Mais au fil des années et des retraites encore heureuses, les secondaires sont restés plus longtemps dans leurs pavillons, certains d’entre eux ont fini par s’y installer définitivement. A la retraite, on a du temps. Le temps de lire, de s’informer, de créer des associations, de questionner Monsieur le maire et peut-être même d’aspirer un jour à le remplacer. René Marratier appelait ceux-là les "emmerdeurs".

Annette et François Anil en faisaient partie. Des obstinés, ces deux là, qui habitaient de l’autre côté de la digue. Toujours en train de se renseigner, de s’inquiéter sur la sécurité, d’écrire au préfet et de farfouiller dans les textes réglementaires. Depuis qu’ils avaient pris connaissance de l’arrêté préfectoral de 2005 qui alertait sur la nécessaire sécurisation de la digue, ils ne lâchaient plus René Marratier, l’interpellaient sur la "prévention des risques" dans les bulletins de l’Echo fautais qu’ils distribuaient eux-mêmes dans les boites aux lettres. Le maire ne prenait pas la peine de leur répondre, il avait rangé leurs "jérémiades" dans la catégorie de celles qui "n’intéressent que les défenseurs des petits oiseaux".

René Marratier a vu rouge quand Annette Enil est parvenue à s’immiscer parmi les membres du syndicat de la digue. Il a écrit une longue lettre à la sous-préfète pour se plaindre de l’élection de cette dame, "parfaitement incompétente", disait-il. Il pensait surtout, et une large part du conseil municipal pensait comme lui, qu’à force de parler de risque d’inondation, Annette et François Enil allaient nuire à la bonne image de la commune auprès des nouveaux candidats à résidence secondaire.

Un risque bien réel, celui-là, comparé à celui, si lointain, si théorique, de voir un jour l’océan se déverser sur la commune.

Mais Xynthia est arrivée. Et avec elle, tout a chaviré dans le monde de René Marratier. Devant le tribunal correctionnel des Sables d’Olonne qui le juge, avec deux de ses adjoints et le fils - agent immobilier - de l’une d’entre eux, pour avoir involontairement causé la mort de 29 personnes, les "emmerdeurs" d’hier ont été promus "lanceurs d’alerte". C’est comme cela que le président Pascal Almy les appelle, il insiste beaucoup sur cette expression, et il reproche avec dureté à René Marratier de ne pas les avoir écoutés.

Mais ce n’est pas tout. Parmi les "emmerdeurs" du monde d’avant Xynthia, il y avait aussi Renaud Pinoit, un ancien Parisien qui tenait un blog et se présentait régulièrement aux élections municipales où il ne récoltait que quelques voix. La tempête et sa tragédie ont fait de lui le président de l’association des victimes de l’inondation de la Faute-sur-Mer (AVIF). Là non plus René Marratier n’a pas su faire.

Il a continué de voir en lui l’adversaire du monde d’hier - "c’est, politiquement, quelqu’un qui s’oppose à moi, qui me dénigre", dit-il au tribunal - il n’a pas compris que Renaud Pinoit était devenu le héros du monde d’aujourd’hui. Avec ses victimes, leur "syndrome du survivant" décrit par les psychologues, leur besoin de compassion, de "cellule psychologique" et de "devoir de mémoire".

La liste des griefs est longue, que Renaud Pinoit a égrenée, mercredi 17 septembre à la barre. Il y a ce premier conseil municipal d’après Xynthia que le maire n’a pas pensé à ouvrir par une minute de silence. "L’absence de cette minute de silence, c’est très important. Elle a choqué. Pouvez-vous entendre cela, Monsieur Marratier ?" a demandé le président.

Ce mémorial avec les noms des victimes que l’association réclamait et dont il ne voulait pas, leur préférant l’évocation, plus discrète pour les touristes, de vingt-neuf drapeaux flottant au vent. Ces demandes de rendez-vous qu’il n’accordait pas à l’association, ces phrases malheureuses par lesquelles il leur reprochait de trop parler aux médias et de ramener toujours La Faute-sur-Mer à son image de commune sinistrée. "Il faut tourner la page", disait René Marratier. "On a entendu aussi une adjointe nous dire : ’La Faute-sur-Mer, c’est quand même pas Oradour-sur-Glane", raconte Renaud Pinoit.

Le président intervient, la voix toujours aussi sévère. Il reproche à René Marratier de ne pas avoir incarné, face à la tragédie, le "recours" que l’on attend d’un maire. De n’avoir pas pris la mesure de la douleur des victimes. L’ancien élu tente de se justifier. Bégaye des formules aussi froides qu’un décret préfectoral. "Nous n’avons pas failli à notre mission. Il n’y a pas eu de manquement. Je vous le ratifie". Ses avocats assistent, impuissants, à son naufrage à la barre.

- J’ai fait ce que j’ai pu avec mes faibles compétences mentales et intellectuelles. Je n’avais pas les armes. J’ai des regrets bien sûr...", dit encore René Marratier.

Les mots se bousculent, ceux qui sortent ne sont pas ceux qu’il faudrait prononcer dans un moment pareil.

- Je ressens la même douleur que les victimes de Xynthia. Je suis moi-même sinistré...

La voix de l’ancien maire s’étrangle dans le micro. Derrière lui montent les murmures indignés des bancs des parties civiles. Face à lui répond le regard glacé des trois juges du tribunal. René Marrratier murmure alors, dans la langue de ce monde nouveau qui n’est pas le sien :

- Moi aussi, vous savez, j’ai le syndrome...

lemonde.fr - le 18 septembre 2014 - par Pascale Robert-Diard


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